Ils sont là. Dans le sable lavé par les vagues de la marée haute. Sur les rochers que des centaines de milliers de visiteurs ont, depuis 80 ans, arpentés, taillés pour y inscrire leurs noms, ou carrément sculptés pour que le souvenir de cette journée ne disparaisse jamais.
Omaha Beach, ou la plage sanglante. A elle seule, cette longue étendue de sept kilomètres de sable fin, au pied des falaises de calcaire, a vu tomber en quelques heures 4720 soldats américains lâchés à l’aube dans les flots de la Manche par leurs Landing Infantry Ship, les barges de débarquement. Un millier d’entre eux succombe en quelques heures. La moitié de la première vague d’assaut est décimée en quelques minutes. Un carnage sans commune mesure avec les débarquements simultanés sur les quatre autres plages: Utah, Juno, Gold et Sword.
C’est avec leurs fantômes, leurs souvenirs et leurs dernières traces que nous avons rendez-vous, 80 ans après ce 6 juin 1944, à la veille d’une commémoration qui verra affluer ici, jeudi, une vingtaine de Chefs d’État ou de gouvernement dont le président américain Joe Biden.
Photos d’époque
J’ai pris avec moi plusieurs photos d’époque, dont quelques-unes prises par le légendaire reporter de guerre Robert Capa, qui fera ce jour-là un aller-retour entre Omaha et l’USS Augusta, le croiseur lourd depuis lequel le Général Omar Bradley, commandant de la 1re armée américaine, dirige cet assaut historique. Si l’on compile les témoignages et les images, Robert Capa devait à peu près se trouver ici, au milieu de cette longue plage bordée à l’ouest par la Pointe du Hoc que les «Rangers» escaladeront sous le feu des mitrailleuses allemandes.
Le panorama que voit Robert Capa est celui que nous avons sous nos yeux, le dos tourné à la mer, face aux clochers lointains de Vierville et Saint-Laurent-sur-Mer. Sauf que lui est sous le feu. Il trébuche. La météo est épouvantable. Robert Capa a vomi dans la péniche. Sa cinquantaine d’images sauvées – les films seront abîmés lors du tirage – sont souvent floues.
Robert Capa s’écroule. Il tend le bras pour éviter de noyer son appareil. La mer est rouge sang. 34'000 GI’s ont déferlé depuis 5h30 du matin. En face, planquées dans les bunkers du «mur de l’Atlantique», cinq compagnies de la 716e division d’infanterie allemande, et deux le redoutable 352ème, composée de vétérans du front de l’est. Avec leurs pièces d’artillerie antiaérienne de 88 mm, utilisées contre les soldats qui courent comme des dératés sur le sable.
Je suis, dans la foule des visiteurs, la haute silhouette du sergent Michaël Small. Ce sous-officier américain porte bien mal son nom. Il vient juste de débarquer d’Italie, où son régiment de parachutistes de l’US Army est basé. Il fera partie, jeudi, du défilé militaire allié et de l’escouade chargée de rendre les hommages militaires aux défunts, sur les tombes du cimetière de Colleville sur mer qui domine la plage. Chaque recoin de bunker encore existant porte en lui l’histoire de ce jour-là.
Redoutables défenses allemandes
J’ai en main l’excellent livre de l’historien Nicolas Aubin: «Le débarquement, vérités et légendes» (Ed. Perrin). J’ai devant moi les restes des défenses allemandes d’Omaha: «14 points d’appui de trois à six casemates bétonnées cerclées de mines et de barbelés. Au total: deux pièces de 88 mm, cinq de 75 mm et trois de 50, 28 mortiers et 85 mitrailleuses. Les cinq vallons étroits qui permettent de sortir d’Omaha Beach sont barrés par des fossés antichars et des murs de béton de deux mètres de haut. Quelques kilomètres en retrait, une quarantaine de canons et une trentaine de lance-roquettes attendent, pour pilonner l’assaillant.»
Omaha est aujourd’hui encadrée par deux musées du D-Day. Celui de Vierville est privé, résultat de la passion d’un collectionneur de vestiges et d’équipements de la Seconde Guerre mondiale. Celui de Saint-Laurent-sur-Mer est public. Le premier nous fait pénétrer dans l’intimité de ces heures de combat acharné. Je reconnais, sur les images, l’un des officiers de légende du 6 juin, immortalisé par le film «Le jour le plus long»: le général Norman Cota, joué par Robert Mitchum, auquel il ne ressemblait pas du tout.
«Foutez le camp d’ici»
Norman Cota a débarqué à 7h30 dans le secteur «Dog White» de la plage, avec le 116e régiment de la 29e division d’infanterie. C’est à lui qu’est attribuée dans le film cette fameuse phrase lancée à ces soldats désemparés: «Boys, il n’y a deux sortes de personnes sur cette plage: ceux qui sont morts, et ce qui vont mourir, alors foutons le camp d’ici!» Qu’importe si elle fut en réalité prononcée par un autre officier, le Colonel Georges Taylor. Je vois, derrière le jardin pentu d’une villa balnéaire, grâce à l’indication d’un guide local, les restes du point d’appui allemand n°60 qui fut le premier neutralisé à 9 heures du matin.
Pile à cette heure-là, le Général Bradley envisage… de battre en retraite et d’évacuer Omaha. C’est le débarquement des chars américains, dont plusieurs firent chavirer les péniches, qui fera la différence. Les chars «Duplex Drive», munis d’une jupe en toile et d’hélices pour être mis à l’eau, ont pourtant été un échec. 30 sur 32 ont coulé à pic. Trois mois plus tard, le 29 août 1944, Norman Cota défile à la tête de ses troupes sur les Champs-Élysées dans Paris libéré par la deuxième division blindée française…
Je progresse vers la ferme des Moulins. Je marche tranquillement à pied dans une foule de curieux, parmi lesquels de nombreux amateurs de reconstitutions militaires venus en uniformes, au volant de leurs jeeps ou de leurs GMC. Cette ferme est là, sur l’image prise le 7 juin par un photographe de l’armée américaine. Un bâtiment éventré qui, aujourd’hui, abrite le second musée d’Omaha Beach. J’imagine ce que fut l’effroi des habitants terrés ici dans la cave, lorsque l’armada est apparue au loin, vers 6 heures du matin, puis lorsque les GI’s ont débarqué, à partir de 6h30.
600 civils français tués
L’horizon est alors barré par deux cuirassés, quatre croiseurs, douze destroyers. 448 «forteresses volantes», les bombardiers de l’US Air Force, noircissent le ciel et lâchent des tapis de bombes. Je lève les yeux lorsque le vrombissement d’un moteur m’alerte: c’est un vieux Dakota, un transport de troupes d’époque, qui survole Omaha Beach. Funeste souvenir: plus de 600 civils français périrent les 5 et 6 juin sous les bombes américaines.
«Omaha était une souricière et il est illusoire de penser qu’un bain de sang aurait pu y être évité», juge l’historien Nicolas Aubin. On le constate encore aujourd’hui lorsqu’on observe les lieux. Le regard porte au loin. Il bute sur les falaises. Impossible de ne pas se sentir écraser, comme si la terre du continent nous rejetait. Le talus de galets fut, le 6 juin, un obstacle terrifiant. Les soldats se cassèrent les membres sur les pierres. Leurs lourds sacs à dos trempés les clouaient au sol. Les unités de génie, supposées débarquer après les vagues d’assaut sur une plage «nettoyée», sont arrivées trop tôt et se sont retrouvées sous le feu des mitrailleuses allemandes.
Les lance-flammes, de 1944 à 2024
Au musée de Vierville, mon regard est attiré par un cylindre qui ressemble à une bouteille de gaz. J’ai vu cela sur un cliché d’il y a 80 ans. Je compare. C’est bien la même chose. Un lance-flammes. Les Américains l’utilisaient pour déblayer les bunkers. Ces lance-flammes projetaient leur feu mortel à une dizaine de mètres. Ils furent utilisés ici, à l’entrée d’un bunker de la Pointe du Hoc.
Je montre l’image au sergent Michaël Small et à un autre officier, Paul Santos, d’origine dominicaine. Le second sort son téléphone portable et me montre, tout neuf, un engin identique. Un lance-flammes version 2024. 80 ans après Omaha Beach, ces engins cracheurs de morts sont livrés, en Ukraine, pour prendre d’assaut les bunkers russes.