S’il fallait une preuve que l’Europe se déplace vers l’est, la voici. Vendredi 3 février, le spectacle des ministres ukrainiens, tous réunis autour du président Volodymyr Zelensky face à une quinzaine de commissaires européens emmenés par la présidente de la commission Ursula von der Leyen, avait valeur de preuve. Qu’importe si, lors de leur sommet extraordinaire des 9 et 10 février à Bruxelles, les 27 pays membres de l’Union européenne (UE) répètent que l’intégration effective de l’Ukraine prendra «au moins dix ans» et ne se fera «qu’une fois toutes les conditions d’adhésion remplies». La réalité que l'Union a choisi de tenir ce sommet dans une capitale en guerre d'un pays qui la rejoindra un jour ou l'autre.
L’Europe transformée par la guerre
La réalité est que l’agression de la Russie, le 24 février 2022, a transformé l’Europe et ressuscité l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN). «L’invasion russe a été un choc pour un ordre européen jusque-là trop négligent, estimait récemment Steven Erlanger dans le prestigieux New York Times. Ce coup de force n’a fait que souligner l’influence des pays de l’Europe centrale et orientale sur tous les processus de décisions
Un homme, toutefois, continue de ne pas y croire. Ou plutôt de vouloir jouer sur les deux tableaux, en ménageant Vladimir Poutine et en poursuivant ses critiques envers l’UE: Viktor Orban. Sauf que depuis quelques jours, les déclarations du Premier ministre hongrois suscitent une riposte violente des responsables ukrainiens sur les réseaux sociaux. «Sortez des jupes de l’OTAN et de l’UE et nous vous balaierons en trois jours. On vous aura!», a éructé, voici le peu, le maire de la ville ukrainienne de Dnipro, Borys Filatov, contre l’homme fort de Budapest qui avait comparé son pays à un no man's land comparable à l’Afghanistan.
Un obstacle nommé Petr Pavel
Et voilà qu’un autre obstacle se dresse sur la voie de la dissidence prorusse prônée par Viktor Orban: le nouveau président tchèque Petr Pavel, élu le 29 janvier. Cet ancien général a présidé le comité militaire de l’OTAN de 2015 à 2018. Il était donc, en théorie, le plus haut gradé de l’Alliance, même si celle-ci est effectivement conduite par le SACEUR, le Commandant suprême des forces Américaines en Europe, actuellement le Général Christopher Cavoli.
Le nouveau Chef de l’État tchèque, qui sera investi le 9 mars au château de Prague – où il remplacera le populiste Milos Zeman – a clairement dit durant la campagne qu’il ne s’opposerait pas à l’envoi de troupes tchèques si un autre pays, comme la Pologne ou l’un des pays baltes, était attaqué à son tour. Il s’était sur ce point radicalement opposé à son adversaire, l’ancien premier ministre et oligarque Andrej Babis qui promettait le contraire, copiant un certain… Viktor Orban.
L’élection du nouveau président tchèque promet surtout de transformer le talon d’Achille de l’Union européenne qu’était jusque-là le groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République Tchèque, Slovaquie). Impossible désormais pour Viktor Orban de prendre appui sur ses voisins qui se méfient de sa neutralité pro-russe. Vendredi 27 janvier, le premier ministre hongrois a publiquement répété à la radio que son pays «n’est en guerre avec personne» «Nous voulons un cessez-le-feu et des négociations de paix» a-t-il poursuivi, faisant la distinction entre son pays et les autres membres de l’OTAN, davantage «cobelligérants».
Une distinction de moins en moins acceptée par les alliés à la veille d’un dixième paquet de sanctions économiques contre la Russie qui sera soumis à la prochaine réunion des dirigeants des 27, les 9 et 10 février à Bruxelles. Le pro-Poutine Viktor Orban est contraint de faire de l’équilibrisme, répétant qu’il ne s’opposera pas à ces nouvelles mesures «si elles ne touchent pas aux intérêts vitaux hongrois».
Convergences entre Prague et Varsovie
Pourquoi l’élection de Petr Pavel est-elle importante dans ce contexte, même si l’essentiel du pouvoir en République tchèque est dans les mains du premier ministre Petr Fiala? Parce que sa convergence de vues avec l’État-Major polonais, et son expérience des combats (il a commandé des unités des Nations unies durant la guerre de l’ex Yougoslavie) sont des atouts face à la posture de Viktor Orban.
Et ce, à un moment où ces pays constituent la colonne vertébrale de la nouvelle Europe: «Les voix de ces pays sont en train d’être davantage entendues, juge dans le New York Times l’historien britannique Timothy Garton Ash. Ils vont avoir de plus en plus de poids à propos dans le processus d’élargissement à l’Ukraine».
Un sujet en revanche est sans doute suivi de près à Moscou: le traitement par l’Ukraine des minorités hongroises et roumaines situées à l’ouest du pays. Là, Viktor Orban garde des atouts en main. Son gouvernement a fait savoir qu’il ne tolérerait pas la restriction des droits linguistiques de ces populations et Bucarest et Budapest ont saisi ensemble la Commission de Venise du Conseil de l’Europe (dont la Suisse est membre).
Des fonds européens gelés et bloqués
Ironie: cette commission est supposée défendre «la démocratie par le droit». Soit exactement ce que Viktor Orban est accusé d’empêcher en Hongrie, où ce premier ministre réélu avec 53,5% des voix en avril 2022 fait tout pour juguler l’opposition et miner l’indépendance de la justice. Depuis la mi-décembre, le déboursement de 55% des fonds régionaux à la Hongrie pour les années 2021-2027 est d’ailleurs bloqué pour cette raison, ce qui représente 7,5 milliards d’euros (soit environ 20% de l’ensemble des fonds communautaires prévus pour le pays). Le versement des 5,8 milliards d’euros alloués à Budapest dans le cadre du plan Next Generation EU est aussi gelé.
A l’inverse, les sept milliards d’euros promis à la République Tchèque dans le cadre de ce plan ont été normalement débloqués. Le dos au mur, et désormais cerné par des dirigeants voisins résolus soutenir l’Ukraine face à Moscou, Viktor Orban peut continuer de prôner l’apaisement envers Vladimir Poutine. Mais plus personne, au Conseil européen (qui représente les 27 états membres de l’UE) n’est prêt à l’écouter.