Dur de se faire comprendre
La neutralité suisse? Personne n'y croit plus au sein de l'OTAN

Le quotidien «Politico», très influent à Bruxelles, s'est penché sur la neutralité suisse mise à l'épreuve par la guerre en Ukraine. Un rapport de l'Institut Jacques Delors l'examine aussi.
Publié: 03.02.2023 à 15:21 heures
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Dernière mise à jour: 03.02.2023 à 16:28 heures
Au récent Forum économique mondial de Davos, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a de nouveau argumenté en faveur d'une mobilisation militaire maximale des Européens aux côtés de l'Ukraine face à la Russie.
Photo: DUKAS
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Richard WerlyJournaliste Blick

La diplomatie helvétique aurait bien besoin d’un petit livre genre «La neutralité pour les Nuls». Car à Bruxelles, la capitale belge où se trouvent les QG de l’OTAN et de l’Union européenne, la décision du Conseil fédéral d’appliquer les sanctions européennes contre la Russie, mais de refuser de livrer des munitions à l’Allemagne pour équiper ses chars donnés à l’Ukraine, revient sans cesse sur la table.

Logique: du côté de Berne, la nécessité d’une coopération plus étroite avec l’Alliance atlantique et l’UE en matière de sécurité ne fait plus de doute. «On est arrivé à cette conclusion logiquement. On a tout intérêt à approfondir nos relations avec l’OTAN et à utiliser ce partenariat pour renforcer sa propre capacité de défense», expliquait fin janvier à Blick une source familière de ces dossiers. Mais avec quelles cartes en mains?

Des députés suisses à Bruxelles

Les 30 et 31 janvier, les membres de la Commission de politique de sécurité du Conseil national ont fait le déplacement à Bruxelles. Une visite qui a aussitôt alerté «Politico», l’influent quotidien américain en ligne qui, avec le «Financial Times», est le thermomètre du microcosme européen. Fait notable compte tenu de la discrétion habituelle des élus helvétiques sur la scène bruxelloise, Thierry Burkart s’est exprimé dans ses colonnes: «Nous sommes neutres et nous le resterons, mais dans la situation actuelle, nous empêchons en fait nos partenaires occidentaux de soutenir l’Ukraine», a-t-il expliqué, en défense de sa motion qui visait à autoriser les exportations d’armes vers l’Ukraine via des «pays qui partagent les valeurs suisses» sans avoir à demander l’autorisation expresse du gouvernement.

Et «Politico» de préciser: «Le blocus suisse a jusque-là obligé le fabricant d’armes allemand Rheinmetall à ouvrir une nouvelle usine de munitions – mais la mise en place d’une production à partir de zéro est un processus long. Elle sera opérationnelle au plus tôt à la mi-2023. Une demande de l’Espagne, qui souhaite envoyer deux canons Oerlikon en Ukraine, est aussi en attente.» Bref, l’impatience se fait sentir…

Ce besoin de défendre la neutralité, ou de la faire évoluer selon les interlocuteurs concernés, est au cœur d’une note publiée ces jours-ci à Paris par l’Institut Jacques Delors. Ce «think-tank» résolument pro-européen, pose la question en un titre: «La neutralité, une idée périmée en Europe?». L’argument est bien sûr nourri par la décision de la Finlande et de la Suède, ex-pays neutres, de rejoindre l’OTAN. Une décision avalisée par l’Alliance à son sommet de juin 2022 et aujourd’hui compliquée par le veto de la Turquie vis-à-vis de la Suède. Que dit le rapport parisien écrit par le chercheur Cyrille Bret? «C’est dans toute l’Europe au sens large que l’idée de neutralité semble devenue au mieux obsolète, au pire dangereuse ou coupable.» Les mots font mal.

La valeur de la neutralité change

Mais ce n’est pas tout. Bis repetita un peu plus loin: «Devant la mobilisation des opinions publiques européennes pour soutenir la population ukrainienne, comment serait-il concevable que certains gouvernements s’en tiennent à une ligne de neutralité – perçue comme naïve et quasi coupable? […] La guerre en Ukraine a fait changer la teneur et la valeur de la neutralité en Europe. Souvent considérée comme une position de non-belligérance utile à la position d’intermédiaire ou de «honest broker», la neutralité́ est vite apparue, dans les débats publics européens, sous un jour bien différent.»

La Suisse, dans ces conditions, peut-elle tenir? Pour l’Institut Jacques Delors, sa posture s’appuie sur un fondement difficile à écarter. C’est le point positif: «En se posant en gardienne de sa propre neutralité, la Suisse fait entendre la voix (presque inaudible pour certains Européens) de la neutralité. Elle attire ainsi l’attention sur les risques d’engagement direct dans la confrontation avec la Russie. Voix du pacifisme européen, elle rappelle les dangers d’une 'co-belligérance' de l’Union avec la Fédération de Russie.»

Mais attention, poursuit le rapport qui passe aussi au crible les cas de l’Irlande et de l’Autriche: «Les neutralités européennes traversent aujourd’hui une crise comme déjà plusieurs fois au cours de leur histoire. En conséquence, elles sont promises à des évolutions probables plutôt qu’à une disparition inéluctable.»

Neutralité: la chasse aux «traitres»

Du côté de l’OTAN, les députés suisses présents à Bruxelles ont pu mesurer la nature des évolutions. «La question des livraisons de munitions intéresse beaucoup les alliés. Ils ne la reposent pas tous les jours, mais elle est bien présente sur la table, à chacune de nos conversations», reconnaît un diplomate. Logique, car sur le plan militaire, et sans bruit, la Suisse a besoin de ses voisins pour sa sécurité.

La Confédération a d’ailleurs déjà des accords avec l’Agence européenne de défense. De nouveaux projets sont en cours de discussion. L’idée de recourir davantage aux outils numériques européens pour lutter contre le cyber-piratage ou la désinformation est aussi évoquée. «N’oublions pas qu’on participe régulièrement à des exercices avec l’OTAN. Environ six par an! On se connaît bien entre responsables de l’armée de l’air, des forces spéciales et des forces terrestres», poursuit notre interlocuteur. La Suisse collabore à une soixantaine de projets en matière de sécurité. Un «no-go» toutefois: la participation helvétique à la mission de l’UE d’entraînement des soldats ukrainiens. «Ce serait un problème pour notre neutralité, c’est non», complète un fin connaisseur du dossier.

Expliquer ne veut pas dire convaincre. Mais la neutralité suisse, selon l’Institut Jacques Delors, conserve pour l’heure encore de la valeur. «Comme durant la Guerre froide, les crises militaires suscitent des mouvements d’unification et de solidarité. Elles encouragent aussi des stratégies dissidentes: dans un continent unifié, l’État qui cultive le désalignement et emprunte à la grammaire de la neutralité peut plus aisément se distinguer.» «Politico» a en tout cas l’œil sur le calendrier parlementaire helvétique et sur l’examen de la Lex Ukraine qui permettrait de débloquer les livraisons de munitions. «Même si l’initiative est adoptée, on estime qu’elle ne pourra entrer en vigueur au plus tôt que cet été. Trop tard pour Kiev…»

A lire:
«La neutralité, une idée périmée en Europe» de Cyrille Bret, Institut Jacques Delors

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