«Le peuple russe est fort dans l’acceptation, et comme il n’aime pas la liberté, mais la ressent comme un délabrement, il se sentira toujours mieux et plus correctement en forme sous la nouvelle constitution disciplinaire brute, il sera toujours plus 'heureux' que sous la République, malgré de graves désillusions. À cela s’ajoutent les moyens illimités de mensonge, d’endormissement et d’abrutissement du régime. Le niveau intellectuel et moral est depuis longtemps tombé si bas que l’élan nécessaire à l’indignation proprement dite est tout simplement impossible à trouver.»
Dans cette citation tirée de la lettre de Thomas Mann, écrivain allemand lauréat du prix Nobel de littérature en 1929, à René Schickele (2 avril 1934), je n’ai remplacé qu’un seul mot: «allemand» par «russe». Les parallèles historiques entre l’Allemagne nazie et la Russie de Poutine sont frappants. L’histoire russe récente a fait du classique allemand notre contemporain.
Toute sa vie, Thomas Mann a entretenu une conversation avec la littérature russe: peu de temps avant sa mort, il a encore écrit sur Anton Tchekhov. Jeune auteur, il a pris des leçons d’écriture auprès des écrivains russes, et aujourd’hui, il nous donne des leçons de survie à l’époque du fascisme.
La propagande pour endoctriner le peuple
Les acteurs culturels russes peuvent aujourd’hui mieux comprendre ce que Thomas Mann et d’autres intellectuels allemands ont ressenti et vécu: la langue de Pouchkine et de Tolstoï a été transformée en langue de criminels de guerre et d’assassins. Dans un avenir prévisible, la Russie ne sera pas associée à la musique ni à la littérature russes, mais aux bombes qui tombent sur les enfants.
Hitler a réussi à contaminer psychologiquement le peuple allemand, Vladimir Poutine en fait maintenant de même avec mon peuple. En 1940, Thomas Mann a qualifié les victoires allemandes de «pas dans un marécage sans fin». La Russie a presque littéralement répété ces pas dans l’abîme. Une propagande ouvertement raciste dans le style de Göbbels. La Crimée comme les Sudètes. La haine des Ukrainiens comme la haine des Juifs.
«Leiden an Deutschland» («Souffrance de l’Allemagne») – c’est ainsi que Thomas Mann appelait ses journaux. Dans les années 1930, il a mis en garde dans de nombreuses publications contre le danger du régime hitlérien et n’a pas été entendu par ses compatriotes. «Souffrance de la Russie» – c’est ainsi que l’on pourrait appeler les innombrables publications d’écrivains russes qui, pendant des années, ont été publiées dans des médias d’opposition et ont mis en garde contre le danger du régime fasciste naissant en Russie.
Régimes dictatoriaux et culture sont incompatibles
Ni en 1936 ni en 2014, les appels au boycott des Jeux olympiques n’ont été entendus. Près de 50 nations sont venues à Berlin, bien que les «lois raciales de Nuremberg» aient été adoptées dès 1935. Hitler a privatisé la grande victoire du sport allemand. La grande victoire du sport russe, c’est Vladimir Poutine qui se l’est attribuée. Cette victoire lui appartient à juste titre, car c’est lui qui a organisé l’opération spéciale des services secrets au cours de laquelle les échantillons d’urine des athlètes dopés ont été remplacés par des échantillons propres, lors des Jeux d'hiver de Sotchi.
Thomas Mann a échoué dans ses tentatives de réveiller les Allemands zombifiés et a dû émigrer. De même, la culture russe ne vit aujourd’hui que dans l’émigration. En prenant l’exemple de l’Allemagne, Thomas Mann nous explique pourquoi la culture et le régime de Vladimir Poutine sont incompatibles: «À mes yeux, les livres qui ont pu être imprimés en Allemagne de 1933 à 1945 sont sans valeur et ne devraient pas être lus. Une odeur de sang et de honte leur colle à la couverture; ils devraient tous être détruits. En effet, il n’était pas permis, il était impossible de faire de la 'culture' en Allemagne à cette époque. Cela revenait à embellir la dépravation, à décorer les crimes.»
Tous les dictateurs abusent de la culture pour «décorer» leurs crimes.
Toute dictature se nourrit d’ennemis et de guerres. Dans sa «Lettre de Bonn» de 1936, Thomas Mann décrit aussi bien l’Allemagne nazie que le système de pouvoir poutinien: «Le sens et le but du système étatique national-socialiste est uniquement et ne peut être que celui-ci: mettre en forme le peuple allemand pour la 'guerre à venir', en éliminant toute contre-excitation dérangeante.»
La Coupe du monde 2018 - ou la connivence de l'Occident
Dans les années d’avant-guerre, Thomas Mann a souffert – tout comme l'Allemagne – de la connivence de l’Occident avec Hitler, de la politique dite d’«apaisement». De même, l’invasion de l’Ukraine par le chef du Kremlin n’a été possible que grâce aux efforts déployés pendant des années par les dirigeants de certains pays démocratiques qui soutiennent – ou du moins comprennent – Vladimir Poutine.
L’appel désespéré des écrivains russes au boycott de la Coupe du monde de football 2018 n’a pas trouvé d’écho auprès des politiques occidentaux. La guerre contre l’Ukraine, qui durait déjà depuis quatre ans à l’époque et qui avait déjà causé des milliers de morts, n’a pas empêché les nations occidentales de se rendre en Russie et de jouer au football devant Vladimir Poutine. Le dictateur a perçu cela comme une approbation tacite de son agression: la voie était libre pour le 24 février 2022.
Sauver la culture face à la barbarie grâce à un «humanisme militant»
À l'étranger, la culture russe est alors passée sous le rouleau compresseur de la «cancel culture», comme l’Allemagne à l’époque. Aux étudiants américains qui refusaient d’apprendre la culture et la langue d’un pays qui avait apporté une idéologie inhumaine et la guerre dans le monde, Thomas Mann répondait que l’aversion pour le régime politique ne devait pas être transposée à la culture allemande, qu’elle n’avait absolument rien à voir avec elle. C’était en 1938. Plus tard, lorsque les atrocités commises par les nazis furent connues, il changea d’avis.
Selon lui, la séduction et la profanation de la nation allemande par Hitler étaient déjà préparées par l’histoire et la culture allemandes, par le romantisme allemand. «Rabaissé à un niveau de masse lamentable – le niveau d’Hitler – le romantisme allemand a éclaté en barbarie hystérique, en une frénésie et un spasme d’arrogance et de crimes, qui trouve maintenant sa fin macabre dans la catastrophe nationale, un effondrement physique et psychique sans précédent.»
Désormais, nous aussi, Russes, devons nous pencher sur la culture classique russe et relire notre littérature à travers le prisme de la guerre en Ukraine, les yeux ouverts. Ce sera une expérience importante, car nous n’avons jamais regardé nos classiques sous cet angle, nous n’avons jamais perçu les relents impérialistes de leurs grands romans.
Et pourtant, il n’y a rien d’autre à opposer à la barbarie que la culture. L’Allemagne a péri sous les yeux de l’écrivain, ruinée par Hitler et sa guerre. Aujourd’hui, c’est la Russie qui s’écroule sous nos yeux. Il s’agissait alors de la survie de la culture allemande, il s’agit maintenant de la survie de la culture russe.
Mais les symphonies et les poèmes sont-ils la réponse aux bombes? Les meilleurs livres de l’humanité ne parlent pas de haine, mais d’amour. La culture est-elle en perte de vitesse face à la barbarie? Pour Thomas Mann, la réponse est claire: non! La culture, la démocratie, la civilisation doivent pouvoir se défendre. Seul un «humanisme militant» peut sauver la culture mondiale. La barbarie doit être vaincue par la violence dans la guerre. C’est peut-être la leçon la plus importante que Thomas Mann nous a donnée, à nous les Russes: si l’on aime son propre pays, on doit lui souhaiter une défaite écrasante dans sa guerre injuste.
Quid de la culpabilité collective?
Thomas Mann menait son combat personnel dans les émissions de radio «Auditeurs allemands». Dans ses premières allocutions, il nourrissait encore l’espoir que son peuple, séduit par les nazis, revienne à la raison et se soulève contre la dictature hitlérienne. L’écrivain avait la naïveté de croire que les Allemands désiraient effectivement la défaite d’Hitler autant que lui. «L’enfer, Allemands, vous est tombé dessus quand ces dirigeants vous sont tombés dessus. Qu’ils aillent au diable, eux et tous leurs acolytes! Alors, vous pourrez toujours être sauvés, vous pourrez toujours obtenir la paix et la liberté» (novembre 1941). Mais cet espoir de forces saines en Allemagne s’est rapidement amenuisé. Face aux crimes monstrueux du régime et à une population silencieuse, il commença à parler de culpabilité collective allemande.
«Il n'y a pas deux Allemagnes, une mauvaise et une bonne, mais seulement une qui, par la ruse du diable, a vu son meilleur tourner au mal. La mauvaise Allemagne, c'est la bonne qui a échoué», écrit Thomas Mann. Parallèlement, la mauvaise Russie de Vladimir Poutine, c'est la bonne Russie qui s'est trompée. Comment expliquer que des millions d’hommes et de femmes russes soutiennent les crimes de leur propre État et partent en guerre pour tuer les Ukrainiens? Où se situe ici la frontière entre le méchant État russe et le bon peuple russe?
Thomas Mann a-t-il seulement été entendu par les auditeurs allemands? Ou ses émissions n’étaient-elles que des appels désespérés dans le vide? Il ne cessait de parler de l’extermination massive des Juifs partout où les Allemands prenaient pied – en France, en Autriche, en Pologne. «D’après les informations du gouvernement polonais en exil, 700'000 Juifs ont déjà été assassinés ou torturés à mort par la Gestapo […]. Vous, les Allemands, vous le savez? Et qu’en pensez-vous?» (27 septembre 1942). En 1945, la réponse fut: «Nous ne savions rien.»
Lutter contre son propre pays, contre son propre peuple
Je suppose que Thomas Mann a été perçu comme un traître par la plupart des gens dans son propre pays pendant la guerre. Tout comme les auteurs russes émigrés qui soutiennent aujourd’hui l’Ukraine. Tous les livres et articles publiés sur Internet par moi-même et d’autres écrivains critiques à l’égard du régime ne peuvent pas atteindre les masses en Russie, qui suivent leur leader dans l’abîme. Thomas Mann a-t-il également reçu des menaces de mort de la part de ses compatriotes en tant que «traître à la patrie»?
Pendant des années, il a fait ses discours à la radio, même sans savoir si quelqu’un entendait sa voix. Pour les auditeurs allemands, ses paroles étaient des messages dangereux. Les soi-disant crimes radiophoniques étaient sévèrement réprimés et punis – des peines de mort ont même été prononcées. Ces discours étaient surtout importants pour sa propre survie. Ils représentaient son combat contre Hitler et pour la culture allemande, pour la langue allemande. Il nous a donné l’exemple que les écrivains ne doivent pas abandonner la lutte, même s’ils sont coupés de leurs lecteurs, trahis et calomniés par leur propre pays. Nous devons maintenant défendre notre langue russe contre Vladimir Poutine et les criminels de guerre, comme Thomas Mann a défendu sa langue. Presque à lui seul, en tant que «traître à la patrie» contre son propre pays, contre son propre peuple.
Oeil pour oeil, dent pour dent?
Le 28 mars 1942, Lübeck, la ville natale de Thomas Mann, a été bombardée par les Alliés, en représailles à l’anéantissement de la ville anglaise de Coventry. Des centaines de personnes sont mortes et sa maison a également été détruite. À la suite de cet événement, l'écrivain déclara: «Je pense à Coventry – et je n’ai rien à objecter à l’enseignement selon lequel tout doit être payé.» Mais la culpabilité collective s’appliquait-elle aussi aux enfants allemands? Devaient-ils mourrir pour payer la mort des enfants anglais?
Mes amis ukrainiens disent: «Si après chaque missile qui tombe sur Kharkiv ou Kiev, un missile explose à Moscou ou Saint-Pétersbourg, la guerre se terminera plus vite. C’est la seule voie vers la paix.» Mais, à nouveau, les enfants russes doivent-ils payer, par leur mort, la mort des enfants ukrainiens?
Thomas Mann donne des réponses, mais ce sont ses réponses à mes questions. Un émigré loin de la guerre a-t-il seulement le droit moral d’accuser le peuple tout entier de culpabilité collective? Les villes russes doivent-elles aussi disparaître «sous une pluie de bombes», si c’est le prix à payer pour la paix? Si l’on dit que tout doit être payé, on accepte que les enfants qui rient aujourd’hui soient des victimes de la culpabilité collective demain. Suis-je prêt à assumer cette responsabilité?
«Il y aura de plus en plus de Lübeckois, d'Hambourgeois, de Colognais et de Düsseldorfois qui, lorsqu'ils entendront le vombrissement de la Royal Air Force au-dessus de leur tête, lui souhaiteront bonne chance», écrivait Thomas Mann. Mes compatriotes pourront-ils souhaiter bonne chance aux missiles ukrainiens?
Quel avenir pour la Russie?
Le lauréat du prix Nobel de littérature en 1929 croyait en l’avenir de son pays: «Je crois en l'avenir de l'Allemagne, aussi désespéré que puisse paraître son présent, aussi désespérée que puisse paraître sa destruction. Qu’on cesse donc de parler de la fin de l’histoire allemande! L’Allemagne n’est pas identique au bref et sinistre épisode historique qui porte le nom de Hitler.»
L'écrivain allemand pouvait croire en un avenir démocratique de l’Allemagne, car cet avenir avait été assuré par les Alliés après la destruction de l’État nazi. À quoi aurait ressemblé l’avenir de l’Allemagne si la Gestapo était restée au pouvoir? Quel sera l’avenir de mon pays? Qui assurera l’avenir démocratique de la Russie? Qui va procéder à la dépoutinisation? Le prochain Poutine? Qui organisera des «procès de Nuremberg» contre les criminels de guerre? Les criminels de guerre eux-mêmes?
Thomas Mann a terminé son dernier discours radio, le 10 mai 1945, par ces mots: «Je dis que c’est malgré tout une grande heure: le retour de l’Allemagne à l’humanité.» Cette grande heure arrivera-t-elle en Russie, sonnant ainsi le retour du pays à l'humanité?»
Mikhaïl Chichkine, né en 1961 à Moscou, vit depuis 1995 à Zurich. Son dernier livre, paru en allemand, s'intitule «Frieden und Krieg» (2019), écrit en collaboration avec Fritz Pleitgen.