J’ai marché avec la France qui craque. Cette France-là n’est pas en pleurs. Elle ne veut pas casser et basculer dans la violence. Elle a le visage de ces étudiants, de ces enseignants, de ces fonctionnaires, de ces aides soignantes, de ces cheminots rencontrés mardi entre Montparnasse et la place Vauban, point final de la journée de mobilisation contre le projet de réforme des retraites défendu par le gouvernement. Elle ressemble à Muriel, 54 ans, ancienne secrétaire médicale aujourd’hui au chômage, persuadée qu’elle ne pourra jamais retrouver un emploi.
«La retraite, pas l’arthrite»
Muriel a posé par terre son panneau en carton: «La retraite, pas l’arthrite». Elle rigole. Elle s’éloigne pour laisser passer le cortège de FO, Force Ouvrière, l’un des principaux syndicats français dont le service d’ordre veille au grain. Il est 18h et tous marchent depuis le début de l’après-midi. Les «remontées de la province» affirment que le million de manifestants est dépassé dans le pays. La CGT parle de plus de 2 millions. Muriel ne craint pas de dire qu’elle craque: «On en a marre. On nous demande sans cesse de nouveaux efforts. Et maintenant, on nous pique ce qui nous reste: la retraite.»
La manif racontée par Audrey Pulvar:
J’ai marché et j’ai interrogé. Toujours la même question: pourquoi refuser le report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans alors que toute l’Europe, ou presque, cesse de travailler plus tard? J’ai évité de parler de la Suisse, que tous les Français estiment riche, prospère, et donc pas comparable à leur situation. J’ai montré, sur mon téléphone portable, les chiffres en provenance d’Espagne (67 ans) et d’Italie (68 ans). Bref, même les pays du «Club Med» ont accepté, non sans douleur, d’abandonner le rêve d’une retraite précoce, crise des finances publiques et de la démographie obligent.
Rien à faire. Pierre et Guillaume, tous deux étudiants, sont descendus du camion sur lequel ils dansaient quelques minutes plus tôt sur le slogan «Macron, t’es vraiment trop c… La retraite, c’est toi qui dois la prendre.» Me voici fusillé du regard. Ils me parlent de leurs galères. Universités bondées. Prix des logements étudiants sans cesse revus à la hausse par les propriétaires. Et, au bout du compte, des premiers jobs payés au SMIC, autour de 1300 euros net mensuels, même avec un diplôme. La retraite? «C’est le symbole, dit Pierre. Tant que je ne verrai pas des changements positifs, et que notre avenir restera sombre, je continuerai de dire à Macron d’aller se faire f…»
La manif racontée par Blast:
La France qui craque ne veut pas de débordements. Les molosses de FO se ruent sur nous pour faire passer leur cortège et nous écarter du chemin. Ils encadrent, avec leurs gilets jaunes bien visibles, ces milliers de marcheurs au sein desquels, pendant une heure, je n’ai pas vu un seul casseur. Les syndicats jouent gros. Il leur faut au moins atteindre le million de manifestants, comme le 19 janvier. Deux millions, ce serait l’atout-maître. On parle à cet instant de 600'000 sur Paris.
Laurent Berger, le leader du syndicat réformiste CFDT, était là il y a encore quelques minutes. Il a redit que le gouvernement doit reculer sur les 64 ans. Il dit qu’être consulté n’a rien à voir avec «négocier». «On pousse les gens et le système à bout. Réformer n’est pas tabou, y compris pour nous syndicalistes, mais réformer contre, sans donnant-donnant, c’est nous mettre devant le fait accompli», dit-il devant les micros des journalistes. Le lieu de l’entretien est symbolique.
Sur ce croisement de l’hôpital Necker, les manifestations les plus violentes eurent lieu en mars 2016 contre la loi El Khomry qui visait à rendre le marché du travail plus flexible. Un CRS posté à proximité s’en souvient et redoute de nouveaux jets de pierre et de pavés. Sept ans déjà… Le socialiste François Hollande présidait alors la France. Son ministre de l’Économie était… Emmanuel Macron. Six ans plus tard? «On est une variable d’ajustement», lâche Rachel, avec sur son blouson un autocollant marqué «Augmentez les salaires, pas l’âge de la retraite». La jeune femme serre les mains d’un trio de sexagénaires. Au loin, l’explosion de grenades lacrymogènes se fait entendre.
Trois anciens conducteurs de TGV. Une vie passée sur les rails. 64 ans? «On recule la possibilité de profiter un peu de nos familles, de nos petits-enfants. Et en échange, on a quoi? On ferme des gares. On augmente le prix des billets de train. On est perdants à tous les étages.»
«Arnault, on veut des retraites Vuitton!»
Je marche et je discute de tout. De l’éducation nationale (mal en point), de la justice (à la peine), de l’insécurité (que beaucoup jugent croissante), des salaires (trop bas). La retraite est un thème de ralliement. Un fourre-tout. C’est ce qu’Emmanuel Macron et son gouvernement ont jusque-là raté. Ils parlent de la justice de leur réforme, mais oublient l’aggravation des inégalités. Mes interlocuteurs cheminots montrent du doigt une pancarte sur laquelle le visage du milliardaire Bernard Arnault a été dessiné. Slogan: «Arnault, on veut des retraites Vuitton!»
Je trouve le rapprochement stupide. Le groupe LVMH crée des emplois en France, plutôt bien payés. C’est une marque mondiale reconnue. Un atout pour la France mondialisée. Réponse? «Et ça nous apporte quoi? On n’achète pas de sacs Vuitton, ni de robes Dior pour nos épouses. Cette France-là est peut-être celle de Brigitte Macron, mais ce n’est pas la nôtre.»
Partout, les rires côtoient les plaintes. On ne se lamente pas. On s’énerve. On rumine. Un syndicaliste CGT se tourne vers l’impressionnant barrage de policiers, à l’angle de la rue du Cherche-Midi. «Si ça continue, ça va casser. On sait tous que le gouvernement cédera si on commence à se mettre en colère et à utiliser la force.»
«On nous écoute, mais on ne nous donne rien»
Muriel, ma quinquagénaire au chômage, hausse les épaules quand je lui fais part de ces remarques. Ces deux manifestations du 19 et du 31 janvier sont d’indiscutables succès populaires. Tous les sondages montrent que les deux tiers des Français souhaitent l’abandon de la réforme. Et certains parlent déjà de passer à un autre stade: celui de la casse et des menaces. C’est ça, la France? «Que veux-tu? On nous écoute, mais on ne nous donne rien. Il y a eu le 'quoi qu’il en coûte' durant la pandémie, mais qui a profité de ces aides? Pas les salariés. Macron ne pense qu’à l’entreprise, aux patrons, à la dette, jamais aux gens.»
J’avance l’idée d’un référendum, défendue dans nos colonnes. Le «oui» est massif. Cette France qui craque défile parce qu’elle veut avoir son mot à dire sur son avenir. «Dites aux Suisses qu’on n’est pas des moutons. On ne se laissera pas tondre», lâche Michel, un gaillard d’une trentaine d’années, bonnet blanc et panneau «Vivre la retraite!»
L’Assemblée nationale est à moins de trente minutes à pied. Les forces antiémeutes ceinturent ses parages, et l’accès à l’Hôtel de Matignon voisin, siège de la Première ministre, Élisabeth Borne. Le nom de cette dernière est déformé. Dans la bouche des protestataires, cette haut-fonctionnaire rigide de 61 ans est «Bornée ou Borgne». Au choix.
L’impressionnant cortège déverse son flot de colères. Quelques clashes avec la police sèment le désordre. Le gouvernement français peut choisir d’ignorer cette marche et de répéter que le départ à 64 ans «n’est plus négociable». La Constitution lui donne les moyens de faire passer cette réforme des retraites en débauchant les députés de droite, ou grâce aux fameux 49.3. Mais il ne peut pas être aveugle: ce mardi encore à Paris et dans tout le pays, une partie de la France a craqué sous ses yeux.
En direct de Rennes: