Tamim ben Hamad al-Thani continue d’avoir ses entrées au palais de l’Elysée. Le 28 mai dernier, c’est autour d’un dîner dominical, en famille, qu’Emmanuel et Brigitte Macron ont à nouveau tendu les bras à l’émir du Qatar.
Logique: la France et l’Émirat sont depuis près de trente ans presque des partenaires inséparables. Gaz (dont le Qatar est un des plus gros producteurs mondiaux), football (avec le Paris Saint-Germain et la déclinaison française de la chaîne BeIN Sports) et ventes d’armes (24 avions de chasse Rafale achetés en 2015), tout allait jusque-là très bien entre Paris et Doha. Jusqu’à ce que de sérieux cailloux commencent à compliquer cette belle marche commune.
Les écueils du Mondial de foot
Le caillou le plus symbolique, et sans doute aussi le plus politique, est celui du Mondial de football qui s’ouvrira le 20 novembre à Doha. Car derrière la décision de la FIFA – en décembre 2010 à Zurich – d’accorder au Qatar l’organisation de la plus populaire des compétitions sportives se profile depuis le début l’ombre d’un arrangement bien français.
C’est en novembre 2010, soit un mois avant l’attribution, que le président de la République de l’époque Nicolas Sarkozy aurait, autour d’un déjeuner à l’Elysée, convaincu son compatriote Michel Platini (alors président de l’UEFA) de changer d’avis et de choisir l’émirat. Le doute subsiste encore aujourd’hui sur la nature de leurs conversations, du pacte en question, et des possibles raisons d’un tel forcing sarkozyste. Rappelons que l’ex-président avait aussi intercédé dans un tout autre domaine, pour que le Qatar devienne en 2011 le premier actionnaire du groupe Hachette de son ami Arnaud Lagardère…
Délitement d’un beau partenariat
Plus de dix ans plus tard, difficile de ne pas constater un délitement de ce beau partenariat. Certes, le Qatar est, sur le plan de l’approvisionnement en gaz du Vieux Continent, l’un des principaux interlocuteurs de la France et de l’Union européenne pour remplacer le gaz russe disparu. Certes, Emmanuel Macron devrait faire le déplacement à Doha pour ce prochain Mondial contre lequel de nombreux activistes des droits de l’homme sont aujourd’hui mobilisés, en raison des conditions de travail déplorables lors de la construction des stades. Mais pour le reste, les chiffres font mal.
Le PSG, premier club français de football, accuse un déficit annuel de près de 400 millions d’euros, et se retrouve accusé d’imposer à ses adversaires de Ligue 1 une infernale course financière. Plus grave: le club parisien, impopulaire, aurait engagé selon le site Mediapart une «armée de trolls» pour s’en prendre à ses détracteurs sur les réseaux sociaux. Pire encore: voilà le Qatar presque soupçonné de retenir contre son gré à Paris, à coups de carnets de chèques, la star française du ballon rond Kylian Mbappé, tenté par le Real Madrid. La lune de miel s’est transformée en purgatoire.
L’autre raison de ce désamour est très politique. Car le Qatar ne déverse pas ses milliards que dans les stades et pour le ballon rond. Le journaliste Christian Chesnot, qui fut pris en otage en Irak et put être libéré grâce à l’intercession de l’émirat, vient de publier «Le Qatar en 100 questions: Les secrets d’une influence planétaire» aux éditions Tallandier. Selon lui, «l’émirat ne finance pas directement des organisations terroristes, sauf dans le cas de paiement de rançons versées à celles-ci en échange de la libération d’otages qu’elles détiennent. Mais il a longtemps laissé des personnes privées qatariennes abonder les caisses des organisations extrémistes.»
En clair: l’islamisme contre lequel la République laïque se bat au quotidien, deux ans après la décapitation de l’enseignant Samuel Paty le 16 octobre 2020, a quelques relents qataris. «Le Qatar est le sponsor des Frères musulmans. Et maintenant, son alliance avec la Turquie le rend encore plus influent», juge Gilles Kepel, auteur de «Le prophète et la pandémie» (Ed. Gallimard).
L’image du Qatar, sujet le plus sensible
La question de l’image du Qatar en France est, de loin, la plus sensible. C’est elle qui est en train de basculer. Jugez plutôt: en 2019, lors de l’inauguration du nouveau musée national qatari à Doha, construit par l’architecte français Jean Nouvel, une nouvelle ère d’intense coopération artistique semblait programmée. Résultat: il y a un an, en novembre 2021, une somptueuse exposition intitulée «Trésors de la Collection Al Thani» s’installe dans les locaux tout juste rénovés de l’Hôtel de la Marine, place de la Concorde à Paris. Douze mois plus tard, le camouflet. La mairie de la capitale française a renoncé à installer écrans géants et fan-zones pour suivre le mondial supposé être l’apogée du «soft Power» de l’émirat. Rien. Un quasi-boycott. Plus question de laisser le Qatar occuper le devant de l’affiche.
Le PSG et la Turquie
S’y ajoutent, en ces temps d’effervescence footballistique et de guerre en Ukraine, quelques contradictions. La première porte sur le PSG, club le plus riche de France toujours à la recherche d’un titre européen. La seconde porte sur le flirt diplomatique très poussé entre le Qatar et la Turquie. La base militaire turque à Doha est, depuis 2015, la première base militaire d'Ankara dans le golfe Persique et la deuxième plus importante en dehors du territoire national, juste après celle de la partie nord de Chypre. Le Qatar concurrence, sur le plan stratégique, les Émirats arabes unis, autres partenaires militaires de la France. L’Emir Tamim ben Hamad al-Thani s’est d’ailleurs entretenu récemment avec Vladimir Poutine, en marge d’une rencontre au Kazakhstan, du projet de «hub gazier» évoqué par celui-ci pour rompre l’isolement de Moscou. Pas facile de concilier vieilles amitiés et nouveaux intérêts.
Et demain, la crise après le désamour? Peu probable, vu l’importance énergétique de l’émirat favori de Nicolas Sarkozy. Mais une évidence pour tous ceux qui croyaient, en France, disposer avec le Qatar d’une partenaire solide et durable: dans le nouveau monde façonné par la guerre en Ukraine, tout se paye et se renégocie. Au prix fort.