Aveuglement est un mot à la mode. Aquilino Morelle l'utilise souvent dans son essai consacré à l'ascension irrésistible de l'extrême-droite en France: «La parabole des aveuglés» (Ed. Grasset). L'éditorialiste du Monde Sylvie Kaufman, spécialiste des relations internationales, vient de livre de son côté une passionnante saga diplomatique dans «Les aveuglés» (Ed. Stock), consacré à l'immobilisme de la France et de l'Allemagne face à l'offensive déstabilisatrice de Vladimir Poutine au fil des années 2000.
Aveuglement. Le mot résonne parce qu'il est juste. Notamment en ce qui concerne la France, parce qu'il correspond bien à l'attitude des élites, en particulier à gauche, face à l'inexorable montée de l'extrême-droite, confirmée en 2023.
Aquilino Morelle parle de l'intérieur. Il a été l'un des «cerveaux» de la gauche ces vingt dernières années. Son premier poste de conseiller fut à Matignon, dans l'ombre du Premier ministre Lionel Jospin (1995-2000) et de la fameuse «gauche plurielle». On l'a retrouvé ensuite à l'Élysée, sous la présidence de François Hollande, jusqu'à ce qu'une affaire de souliers cirés au palais présidentielle l'oblige à démissionner de ses fonctions, en avril 2014.
L'avantage de cet auteur est qu'il parle cash, et qu'il règle ses comptes politiques tout en gardant une saine distance. Morelle est à l'évidence très fâché. Il pense que la gauche française a ouvert la voie à Marine Le Pen et au Rassemblement national, ce parti à qui les sondages donnent une très nette avance sur l'actuelle majorité présidentielle lors des prochaines élections européennes du 9 juin 2024.
L'essayiste a surtout une crédibilité. Il est le produit de l'ascenseur social à la française. Il a gagné un par un ses galons, en bon méritocrate. Voir «sa» gauche abandonner le peuple le rend furieux.
L'élite politique ciblée
J'ai d'abord été déçu par son ouvrage. Je m'attendais, à tort, à un décryptage de la société française qui, elle aussi, s'est laissé aveugler. Aquilino Morelle nous parle davantage de l'élite politique, en ciblant le parti socialiste. Tant mieux! La force éditoriale du livre est qu'il refait l'histoire sans prendre les précautions d'usage des politologues.
La démonstration du glissement est magistrale. Depuis François Mitterrand, dans les années 1980, les socialistes Français ont, selon lui, moins cherché à résister à l'extrême-droite qu'à l'instrumentaliser. Ils se sont aveuglés eux-mêmes. Ils ont multiplié les ripostes culturelles, ou les campagnes de communication, pendant que les militants socialistes désespéraient sur le terrain, et que les communistes se tournaient vers l'ex-Front national, à la recherche d'une nouvelle religion politique.
Un livre à lire
Un élément manque à ce livre qui mérite d'être lu en cette fin 2023 pour comprendre comment le piège de l'extrême-droite s'est refermé. Parce qu'il n'a, sans doute, jamais assisté à un congrès du RN, Aquilino Morelle oublie l'aspect «fraternel» de ces grands-messes nationales populistes.
À l'image de l'UDC en Suisse, ou de Fratelli d'Italia en Italie, l'extrême-droite française est passée du stade de groupuscule à celui de famille politique. L'on y croise ses amis. L'on y tombe parfois amoureux. L'on vit, dans l'enceinte du Rassemblement national, comme jadis dans celle du PC. Tout n'est donc pas le résultat des erreurs stratégiques de la gauche. Il y a aussi une histoire propre du mouvement Lepéniste, qu'il serait erroné d'occulter.
Gare à l'Europe
Aquilino Morelle en profite aussi pour nous redire ses convictions. Pour lui, le pari pro-européen de la gauche a été l'un de ses drames. Logique. L'auteur est un souverainiste assumé. Laissons-lui donc cette thèse, contestable si l'on regarde ailleurs, par exemple au Portugal ou en Espagne, la bonne résistance de partis socialistes pourtant très européens.
La force de son ouvrage est de brosser un portrait en creux de Marine Le Pen. L'héritière de Jean-Marie Le Pen a, depuis la fin des années 90, transformé deux essais majeurs. Le premier est, on le sait, la réussite de son positionnement politico-social. Elle est devenue l'assistance sociale en chef d'un pays qui a toujours besoin que l'État le prenne en charge. Bien joué.
Mais «Marine» a aussi esquivé les attaques de la gauche en délaissant les vieilles marottes idéologiques, racistes, antisémites d'un parti où figurent toujours bon nombre de nostalgiques de son père Jean-Marie. L'auteur de «La parabole des aveuglés» montre comment personne, à gauche, n'a pris cette héritière au sérieux. Les technocrates surdiplômés du PS, à force de raisonner en termes tactiques, ont perdu la seule bataille stratégique en démocratie: celle du peuple.
A lire: «La parabole des aveuglés» de Aquilino Morelle (Ed. Grasset)