Deux destins. Celui de l’officier et du diplomate. Deux personnages qui, chacun dans leur registre, résument ce que fut, en France, la débâcle de 1940, l’occupation nazie durant les quatre années suivantes, puis la libération de Paris et d’autres villes, dont Vichy, le 25 août 1944.
Le général se nomme Philippe Leclerc. Il commande la deuxième division blindée, l’unité héroïque de la France Libre, qui pénètre dans la capitale le 25 août par la banlieue sud et la porte d’Orléans, après plusieurs jours d’insurrection menée par les maquisards communistes. L’ambassadeur se nomme Walter Stucki. Il est suisse. Il a représenté la Confédération auprès du gouvernement du Maréchal Pétain durant toute la guerre. Ce même 25 août 1944, il va sauver Vichy, capitale de la collaboration, d’une destruction certaine.
Engrenage mémoriel
Ces deux hommes justifient un portrait croisé après la lecture du superbe livre d’Anthony Beevor et Artemis Cooper «Paris libéré, Paris retrouvé» (Ed. Calmann Levy). Les deux auteurs connaissent les années de guerre sur le bout des doigts. Le premier est l’un des plus remarquables historiens de la Seconde Guerre mondiale. La seconde est la petite-fille de l’ambassadeur britannique qui représenta son pays à Paris, après la libération. Tous deux excellent dans l’art du chassé-croisé.
Observateurs étrangers de cette période cruciale de l’histoire de France contemporaine, ils ne sont pas pris dans l’engrenage mémoriel qui, 80 ans plus tard, oblige à encenser les libérateurs et les héros de la résistance. Ils racontent Paris, tout simplement. Paris qui s’insurge, se bat, se sacrifie pour sa liberté jusqu’à l’arrivée des chars de la 2ème DB. Mais aussi Paris qui s’enferme, refuse de reconnaitre ses responsabilités durant la collaboration, et s’empresse de retrouver une vie normale en cachant sous le tapis les fautes impardonnables d’hier, commises aux cotés des nazis.
Neutralité helvétique
La «cavale» gaulliste du Général Philippe Leclerc, depuis l’Afrique jusqu’à Paris, vient de faire l’objet d’un podcast remarquable sur France Inter. Mais en lisant «Paris libéré, Paris retrouvé», les nuances des auteurs britanniques m’ont davantage fait penser aux mémoires de Walter Stucki intitulées «La fin du régime de Vichy» (Ed. La Baconnière). Stucki, en bon diplomate suisse chargé de faire appliquer et respecter à la lettre la neutralité helvétique, parvient à naviguer dans cette France opaque qui est celle du régime de Pétain. Il noue une relation personnelle avec le Maréchal.
Depuis son bureau de l’hôtel des Ambassadeurs, à Vichy, il reçoit les représentants des réseaux de prisonniers de guerre. Stucki passe son temps avec ces hauts fonctionnaires français qui, vichystes jusqu’au 25 août 1944, vont subitement devenir gaullistes pour sauver leur peau. Son intervention des 25-26 août 1944, auprès de la résistance et de l’armée allemande, conduit ces derniers à épargner la ville thermale devenue capitale improbable de la France. Quatre-vingts ans plus tard, son nom est d’ailleurs salué dans le cadre d’une exposition consacrée à la réputation internationale de la cité. «Vichy n’oublie pas» stipule la lettre officielle de remerciements de la mairie qui lui sera adressée après la guerre.
Paris, profiteuse de guerre?
Le message du livre d’Anthony Beevor et Artemis Cooper, très bien documenté, est que Paris a absorbé l’occupation nazie. Une affirmation terrible au vu des crimes commis durant cette période, et des souffrances engendrées par la collaboration avec le Troisième Reich. Ce n’est donc pas une ville asservie, anéantie, muselée, ligotée que les insurgés communistes et les forces françaises libres libèrent le 25 août 1944.
Paris a souffert, mais Paris a aussi profité. Paris a vécu, malgré le rationnement, les privations et les exactions des Allemands et de leurs supplétifs français. Même constat, 300 kilomètres plus au sud, à Vichy la coquette, transformée en vraie fausse capitale d’un État soumis aux exigences du Reich. Walter Stucki raconte dans son essai ce que l’historiographie française officielle a longtemps refusé d’accepter. Vichy aussi était la France. Vichy et Paris faisaient partie d’une même combinaison: celle de la soumission.
Le 25 août 1944 est un tournant. Un jour plus tard, sur les Champs Élysées noirs de monde, le Général de Gaulle est porté aux nues par la foule qui, quelques semaines plus tôt, en avril, acclamait encore Pétain. Simultanément, Walter Stucki fait disparaitre, à Vichy, la fiction politique de «l’État français», le nom du régime collaborationniste. La ville de l’Allier rend les armes. Le 26 août, alors que Charles de Gaulle marche en héros sur les pavés parisiens, l’ambassadeur Suisse ferme tranquillement la porte de la suite qui lui servait d’ambassade, avant de rejoindre Berne. La France libérée, la France retrouvée: c’est cela qui, en cette fin de mois d’août il y a 80 ans, s’est joué devant le général et le diplomate.
A lire:
«Paris libéré, Paris retrouvé» de Anthony Beevor et Artemis Cooper (Ed. Calmann Levy)
«La fin du régime de Vichy» de Walter Stucki (Ed. La Baconnière)