Sciences Po ne sera pas squatté durant le week-end. Après une journée entière d'occupation, les étudiants protestataires ont accepté vendredi 24 avril vers 21h30 d'évacuer le prestigieux campus parisien, après avoir obtenu de la direction l'assurance d'une révision des accords passés avec des universités israéliennes. Sciences-Po, contaminée par la guerre à Gaza? Comme dans les campus universitaires américains – et notamment Columbia avec laquelle l'Institut d'Études politiques de Paris est jumelé – la fièvre palestinienne brûle dans ce creuset de la future élite hexagonale. «Gaza = Vietnam» ont clamé toute la journée les affiches brandies devant l'établissement. Une centaine d’étudiants pro-palestiniens y attisent, depuis plusieurs jours, la polémique sur les fractures engendrées par le conflit. Dans les années 60, les campus se révoltaient contre la guerre américaine en Extrême-Orient. Le nouveau Vietnam est maintenant le territoire encadré par le Hamas.
Que voulaient les étudiants rassemblés, vendredi 26 avril, devant le quartier général de cet établissement universitaire, Rue Saint-Guillaume, en plein Quartier latin? D’abord que toutes les vérités soient dites. C’est en tout cas ce qu’ils affirment. «Les médias taisent le génocide en cours à Gaza. On tue des Palestiniens comme des animaux», s’énerve Rita, une jeune étudiante qui ne veut pas décliner sa véritable identité.
Rita a un mégaphone en main. Elle vient de demander à tous ceux qui participent au sit-in, devant Sciences-po, d’applaudir la juriste française d’origine palestinienne Rima Hassan, 32 ans. Les mains claquent. La clameur monte devant les cars de police garés à proximité, Boulevard Saint-Germain. Les étudiants, assis avec leurs ordinateurs sur les genoux, se lèvent et entament un pas de danse. Rima Hassan est aujourd’hui l’une des égéries du combat pour Gaza. Candidate sur la liste de La France Insoumise (gauche radicale) pour les élections européennes du 9 juin, elle polarise le débat politique autour du Hamas et d’Israël.
Israël fustigé
Il faut le dire: l’État hébreu est fustigé en des termes très durs par cette assemblée de jeunes étudiants français et étrangers, keffiehs palestiniens en écharpe ou sur la tête. Sciences-po, cette école de l’élite, résonne d’attaques verbales. «État génocidaire, État apartheid, État inhumain…», les formules qui dénoncent les opérations militaires menées par Israël à Gaza vont bien au-delà de la simple condamnation. Une dénonciation à sens unique qui inquiète l'un des professeurs les plus respectés de l'IEP, le politologue Pascal Perrineau. «Le fait est qu'il n'y a pas eu d'indignation similaire lors de l'assaut du 7 octobre. Il faut bien avoir cela en tête» a expliqué à France Info celui qui préside l'association des anciens, forte de 15'000 membres à travers le monde.
À l’image des campus universitaires américains, entrés en ébullition depuis le début du conflit à Gaza, l’Institut d’études politiques de Paris est en guerre. Une guerre entre étudiants. Les jeunes juifs scolarisés dans cet établissement prestigieux disent ouvertement avoir peur de mettre les pieds dans le hall, et de rester autour de la «péniche», le banc central, emblème de Sciences Po. Le très médiatique député Aymeric Caron, lui aussi élu LFI, se balade entre les rangées d’étudiants. «Ils sont l’honneur de la France», assène-t-il, en soulignant à juste titre le caractère pacifique de la manifestation.
L’assaut du 7 octobre
Une guerre entre étudiants? La réalité justifie malheureusement ce terme. Pour ces quelques dizaines d’étudiants pro-palestiniens, la riposte militaire d’Israël est disproportionnée et l’existence de crimes de guerre à Gaza ne fait «aucun doute». Comment qualifient-ils l’assaut du Hamas contre l’État hébreu, le 7 octobre? «Si vous cherchez à me faire dire qu’il s’agissait d’un assaut terroriste, je n’ai aucun problème répond Michel, étudiant en seconde année. Mais comment devient-on terroriste? Et pourquoi? Israël a transformé Gaza en fabrique de terreur.»
À l'entendre, la communauté internationale est muselée. Les médias taisent la question palestinienne. La lâcheté des Européens est indigne, alors qu’ils sont les premiers bailleurs de fonds de l’Autorité palestinienne. «La France aussi a été attaquée par les terroristes en novembre 2015 poursuit l’étudiant, debout face aux policiers, en rajustant le keffieh qui lui barre le visage. Des frappes militaires françaises ont eu lieu en riposte contre l’État islamique en Syrie. Mais notre politique n’était pas celle, comme aujourd’hui, d’une destruction massive, méthodique, de la population civile.»
Des photos terribles
Des clichés photocopiés passent de mains en mains. Ils ont été fournis par des organisations non gouvernementales françaises dont des équipes continuent d’opérer dans le sud de la Bande de Gaza. Des corps de bébé déchiquetés. Des images affreuses de jeunes filles mutilées. Puis la rumeur court sur des charniers cachés par l’armée israélienne. Les écrans des portables regorgent d'informations non vérifiées, voire de fake news, mais aussi d'informations données par Al Jazeera, la chaîne qatarie, présente depuis le début aux côtés des Gazaouis.
Escorté par des policiers, un délégué du Conseil représentatif des institutions juives de France se présente à proximité du bâtiment de Sciences Po. Il est hué. Puis les étudiants sortent du bâtiment occupé et acceptent de l’écouter: «On doit exprimer notre colère, mais ne pas sombrer dans la haine», reconnaît l’un d’eux, après avoir accepté une brochure qui documente les horreurs de l’assaut du Hamas, à l’issue duquel 1200 personnes ont trouvé la mort. «On n’a rien contre les étudiants de confession juive, il y a des étudiants juifs qui militent avec nous», explique Hubert Launois, 19 ans, étudiant en deuxième année et membre du comité Palestine, interrogé par l’AFP. «Ce qui nous pose problème, c’est la politique coloniale et génocidaire du gouvernement d’extrême droite israélien.»
Examens de fin d’année
Sciences-po est divisé. Beaucoup d'élèves voudraient pouvoir réviser leurs examens. À l’intérieur, certains se félicitent en revanche haut et fort de la conférence qu’a tenue ici Jean-Luc Mélenchon lundi 22 avril. Le leader de La France insoumise est venu battre le rappel pour la liste de son parti aux européennes. La Palestine est en haut des thèmes porteurs pour son jeune électorat. Mais lui, suscite-t-il encore de l’espoir? Les regards des manifestants se détournent.
Mélenchon est jugé trop vieux, «d’une autre époque». Le nom de François Ruffin, l’un des députés LFI les plus en vue, est plusieurs fois cité. Dans cet Institut d’études politiques, antichambre de l’ex-École nationale d’administration (transformée en 2019 par Emmanuel Macron en Institut national du service public), le pouvoir est au centre de toutes les discussions. La guerre que s’y livrent les étudiants, par occupation interposée des bâtiments, est aussi une forme de lucidité: «Plus tard, nous serons peut-être comme nos dirigeants, reconnaît une manifestante. On devra faire avec la raison d’État. Mais maintenant, on a choisi de dire la vérité.»