Bien joué! Mais gare aux questions des étudiants de l’université de Lausanne, où il devrait commencer d’enseigner le 23 septembre, comme vient de l’indiquer un communiqué du centre de recherche «Enterprise for Society» (E4S). Bien joué pourquoi? Parce que Bruno Le Maire a trouvé la porte de sortie idéale après sept années passées à la tête du ministère français des Finances, durant lesquelles la dette et le déficit budgétaire se sont envolés. Enseigner en Suisse, même comme professeur invité, c’est la garantie de repartir lavé de tout soupçon de laisser-aller financier. Une sorte de cure d’amaigrissement budgétaire, au contact des dirigeants helvétiques, pendant que la France est en attente de budget. Et alors que la pression sur Paris de la Commission européenne s’annonce très forte cet automne…
Dans son livre à charge récemment publié, «La Citadelle», l’ancien ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer (2017-2022) estime que son ancien collègue des Finances est «un écrivain jouant la comédie du pouvoir». Méchant. Mais pas si faux si l’on s’en tient au long discours d’adieu à son administration prononcé par l’intéressé devant plusieurs centaines de fonctionnaires, élus, invités et journalistes (Blick n’était pas convié).
Un discours ciselé
Car ce discours, Bruno Le Maire, germanophone et auteur de plusieurs romans remarqués, l’avait ciselé: «Le temps long de la politique économique rassure les entrepreneurs, qui ont besoin de stabilité […] a-t-il pris le temps d’expliquer. Le temps long de la politique fiscale donne la visibilité nécessaire pour investir, consommer, par conséquent soutenir la croissance […] Le temps long évite les embardées, les humeurs, les modes, les querelles, les polémiques, les changements de pied incessants qui sont trop souvent le lot de notre vie politique nationale». Au total, un discours de seize pages (que Blick a bien reçu), terminé par une référence à Michel Sardou (Je vous aime mais je pars) et surtout par une citation d’Aristote: «Dans toute action, le bien c’est la fin, car c’est en vue de cette fin qu’on accomplit tout le reste.»
Pour le reste? Que des chiffres inquiétants sur le plan budgétaire. Bruno Le Maire, ministre des Finances, aura été pendant sept ans l’homme du pari économique macroniste. Un pari ambitieux: relancer la productivité française, restaurer l’attractivité économique du pays et faire baisser le chômage. Pari réussi. En 2023, la France a de nouveau remporté la première place des investissements étrangers au sein de l’Union européenne avec près de 1 200 projets, pour une valeur de 28 milliards d’euros. Plus de cinquante promesses d’installations d’entreprises en France, pour une valeur de 15 milliards d’euros, ont encore été faites par les patrons conviés par Emmanuel Macron à son rituel sommet Choose France, le 13 mai 2024. Le taux de chômage, l’an dernier, est tombé à 7,1% de la population active, meilleur résultat depuis 1982. Sauf que cela s’est fait en signant quantité de chèques. Le déficit public pourrait atteindre 5,6% cette année, soit le double de ce qui est prévu par les critères européens. Et la dette, à plus de 3100 milliards d’euros, représente désormais 111% du produit intérieur brut. Pour chaque euro produit, la France en emprunte un autre!
Barnier, l’anti Le Maire
Cette réalité est celle dont va hériter Michel Barnier, le nouveau premier ministre français au tempérament presque suisse. Savoyard, patient, peu porté sur les élans littéraires et oratoires, l’ancien négociateur européen du Brexit est, à 73 ans, l’opposé de son benjamin Bruno Le Maire, 55 ans. Barnier, sans majorité à l’Assemblée nationale, n’a pas d’autre choix que de tirer le signal d’alarme comme l’ont fait les sénateurs récemment. La commission des finances de la chambre haute a tapé du poing sur la table le 6 septembre, après avoir examiné l’ultime projet de budget présenté par le ministre sortant.
«A l’orée de la prise de fonctions d’un nouveau gouvernement, il est urgent d’adopter une politique budgétaire crédible où l’évolution des recettes et celle des dépenses de l’État cessent d’être totalement décorrélées» ont martelé les élus. Un seul chiffre pourrait accompagner Bruno Le Maire en Suisse: «Le déficit public pourrait atteindre 6,2% du produit intérieur brut (PIB) en 2025, à politique inchangée. Comparé à l’objectif de 4,1% énoncé en avril 2024, cela représente une différence de plus de 60 milliards» ont poursuivi les sénateurs. L'examen parlementaire du projet de budget, supposé démarrer le 1er octobre, pourrait être retardé. Bref, la France peinera cette année à faire adopter la loi de finances prévue.
Esquive avec talent
L’intéressé, lui, s’est employé à esquiver tout cela avec talent dans son discours d’adieux, rappelant à ses interlocuteurs que sa vie future ne sera pas, comme on le dit en France, faite de pantouflage (l’atterrissage dans une entreprise para-publique réservé aux Hauts fonctionnaires): «Je ne reprendrai pas le chemin de la fonction publique puisque j’en ai démissionné. Cela devrait être la règle pour tous: on entre en politique, on sort de la haute fonction publique. Pas de monarchie technocratique, ni en France, ni en Europe. Nous devons au contraire bâtir une République qui gagne en écoute, en simplicité, en efficacité pour tous et en considération de chacun.» Une tonalité humble, presque helvétique.
Avec humilité
Bruno Le Maire débarque donc à Lausanne avec humilité, mais sans le moindre remords sur la politique suivie depuis sept ans. Il était, en 2017 la meilleure «prise de guerre» à droite d’Emmanuel Macron, après avoir été lui-même candidat (battu lors de la primaire) à la présidentielle. Il a affronté la pandémie de Covid le carnet de chèques en main. 240 milliards d’euros furent injectés dans l’économie au nom du «Quoi qu’il en coûte». «Nous avons dépensé beaucoup? Oui – mais pour le bien de tous. Qui oserait dire sincèrement que ces dépenses de protection dont certains nous font le reproche maintenant, après nous avoir suppliés de dépenser plus hier, ne répondaient pas à un cas économique de force majeur? Qui ne voit pas que ces dépenses nous ont permis de sauver nos entreprises, nos commerces, nos emplois, nos compétences? Il est trop facile de réécrire l’histoire: nous n’avons pas dilapidé
l’argent public».
Tiens, l’argent public et sa gestion: quel bon thème pour une leçon inaugurale à Lausanne.
Chiche?