Ce ne sera pas pour cette fois. Contrairement à ce que l’on pouvait craindre mardi 3 décembre après l’annonce de l’instauration de la loi martiale, la Corée du Sud ne s’achemine pas vers un régime dictatorial, tel qu’elle l’a connu entre 1953 et 1987. Après avoir proclamé l’État d’urgence, le président sud-coréen Yoon Suk Yeol a finalement renoncé et lâché prise, cédant ainsi aux pressions exercées par l’Assemblée nationale, où la majorité lui est hostile.
Reste que cette décision avortée est très significative, dans un pays considéré comme la dixième économie de la planète. Doit-on y voir un risque de retour des dictatures en Asie orientale, le poumon économique de la mondialisation?
La loi martiale, choc pour les Sud-Coréens
«J’ai déclaré la loi martiale d’urgence à 23 heures la nuit dernière comme un acte de détermination nationale contre les forces antiétatiques qui tentent de paralyser les fonctions essentielles de l’Etat et de perturber l’ordre constitutionnel de notre démocratie libérale». Prononcée par le président Yoon Suk Yeol, un conservateur élu de justesse en mars 2022, cette phrase a plongé dans l’effroi une grande partie de ses concitoyens.
Il faut se souvenir que le pays a été dirigé d’une main de fer par le régime militaire du dictateur Park Chung-hee entre 1962 et 1979, en pleine guerre froide. Il a fallu encore huit années, après la mort de ce dirigeant autoritaire – tué le 26 octobre 1979 dans un attentat perpétré dans sa résidence présidentielle par le chef de ses services de renseignements – pour que ce dragon asiatique devienne démocratique.
La première élection présidentielle libre y a eu lieu en décembre 1987, juste avant les Jeux olympiques d’été de 1988 à Séoul. Depuis lors, le pays du Matin calme est devenu, avec le Japon et Taïwan, ses voisins, un bastion des libertés politiques en Extrême-Orient.
La loi martiale, face à la Corée du nord
La Corée du sud est depuis 1953 dans une situation qui pourrait bientôt se reproduire en Ukraine. La péninsule coréenne est en effet divisée en deux, résultat de la guerre de Corée qui a opposé, entre 1950 et 1953, les forces nord-coréennes communistes appuyées par la Chine, et une force multinationale de l’ONU dominée et commandée par les Etats-Unis.
Que s’est-il passé depuis lors? Plus d’un demi-siècle d’affrontement larvé de part et d’autre de la DMZ, la zone démilitarisée et fortifiée qui sépare la RPDK (République populaire et démocratique de Corée, dirigée par Kim Jong-un) et la République de Corée. Fait notable: un détachement de l’armée suisse surveille toujours cette DMZ, dans le cadre de la Commission de supervision des nations neutres en Corée (CSNN).
Mais cela n’empêche pas les deux frères ennemis coréens de se livrer une bataille permanente. Les Nord-Coréens ont plusieurs fois tenté des incursions militaires. Ils ont, ces derniers mois, lancé sur la Corée du Sud des ballons remplis de déchets et d’excréments.
Vainqueur sur le fil de la dernière présidentielle face à un candidat de gauche, le conservateur Yoon Suk Yeol, dénonce depuis son arrivée au pouvoir l’attitude servile de ses prédécesseurs vis-à-vis du régime de Pyongyang. Il a qualifié le leader nord-coréen Kim Jong-un de «garçon impoli» et s’est même dit prêt à une frappe préventive contre la «Corée du Nord si nécessaire».
La loi martiale, test politique
Le président Yoon Seok-yeol, champion conservateur, ne cache pas son admiration pour les régimes autoritaires. Il a souvent cité dans ses discours Donald Trump ou Vladimir Poutine. Il aime citer en termes élogieux le bilan de l’ex-dictateur Chun Doo Hwan (surnommé le «Boucher de Gwangju», une ville où des milliers de pro-démocrates furent massacrés en 1980).
Il joue d’une rhétorique viriliste, estimant que «les femmes ne souffrent pas d’inégalité structurelle en Corée du Sud», alors que la société sud-coréenne est profondément machiste et que les femmes gagnent en moyenne 30% de moins que les hommes. Yoon Suk Yeol s’en est souvent pris au mouvement féministe, responsable selon lui du «faible taux de natalité de la Corée du Sud» (le plus bas de tous les pays riches).
Il a, mardi 3 décembre, justifié l’instauration de la loi martiale par le besoin de lutter contre une «insurrection en cours visant à tenter de renverser la démocratie libre». De nombreux étudiants sont aussitôt descendus dans la rue à Séoul, la capitale. Peut-il, maintenant, demeurer au pouvoir?
Loi martiale, malaise social
La Corée du Sud, pays des géants Samsung et Hyundai, a fait ces trente dernières années d'immenses progrès en termes d’infrastructures, d'innovation, de niveau de vie ou d’éducation. Mais l’envers de ce miracle sud-coréen existe. La corruption est endémique comme l'a montré la démission, le 10 mars 2017, de la présidente Park Geun Hye.
La menace de la puissante armée nord-coréenne aux portes du pays, et le service militaire obligatoire de 18 mois, mine les jeunes générations. Le succès mondial de la K Pop, la musique pop coréenne, a banalisé les chanteurs et chanteuses au physique androgyne, ni hommes ni femmes.
L’industrie des jeux vidéo, dans lesquels le pays excelle, a englouti plusieurs générations de jeunes garçons. Sur les réseaux sociaux, des internautes ont même moqué «des élections Squid Game» dans une référence à la série télé coréenne contant une compétition à mort entre des marginaux cherchant, à tout prix, à empocher un pactole.
Avec la hausse des prix de l’immobilier et la stagnation des salaires, l’endettement des ménages sud-coréens représente aujourd’hui plus de 100% du PIB, contre 85% pour l’île voisine de Taïwan. Selon la banque centrale de Corée, les trentenaires ont un total d’emprunts estimé à environ 270% de leur revenu annuel.
Loi martiale, blocage national
Courtisée par la Russie à laquelle elle fournit des armes et des contingents de forces spéciales envoyées en Ukraine, la Corée du Nord est en embuscade. Toute déstabilisation de son voisin du Sud est, pour le régime nord coréen, une occasion de l’affaiblir et de s’en prendre par ricochet aux Etats-Unis, qui disposent d’environ 35'000 soldats déployés le long de la zone démilitarisée et dans plusieurs bases importantes.
Or la crise est là. La Confédération coréenne des syndicats, l’un des plus grands syndicats avec un million d’adhérents, vient de déclarer une «grève générale indéfinie» jusqu’à «la démission du président Yoon». Impossible aussi de ne pas s’inquiéter des conséquences de l’agitation sociale et politique dans cette péninsule nucléarisée sous haute tension.
La Corée du Sud est protégée par l’arsenal nucléaire américain. La Corée du Nord disposerait, elle, de vingt à trente armes nucléaires.