L’histoire n’est pas encore complètement écrite, même si la télévision d'État russe Rossiya24 a d'ores et déjà confirmé la mort du chef de Wagner dans la soirée. L'agence russe du transport aérien Rossaviatsia a, elle aussi, assuré qu'Evgueni Prigojine était bel et bien dans l'avion.
Toutefois, l'histoire ne sera pas achevée de sitôt, tant les circonstances du crash aérien de l’avion Embraer Legacy dans lequel Evgueni Prigojine se trouvait au-dessus de la région de Tver, au nord de Moscou, seront sans doute couvertes par le secret-défense russe, et filtrées par la propagande officielle. Déjà, une soi-disant thèse du suicide émerge. Celle de l'accident est bien sûr aussi évoquée...
L’histoire avec un grand H. C'est pourtant de cela qu'il s'agit au vu des circonstances dans lesquelles le leader de la milice Wagner a trouvé la mort dans ce crash aérien ce mercredi 23 août. Surtout s’il s’avère que l’ordre de l’abattre a été donné à une batterie antiaérienne russe. Le scénario du règlement de comptes politico-mafieux à répercussion mondiale sera alors confirmé. Le maître du Kremlin Vladimir Poutine, aura donc gagné le duel à mort engagé par son ex-protégé lors de sa rébellion du 23 juin 2023. Une victoire par la terreur. La victoire du parrain sur celui qui avait osé le défier par les armes.
Peut-on dire, à ce stade, néanmoins que le président russe a définitivement gagné son duel contre tous ceux qui, comme Prigojine, défie son pouvoir ? Pas si sûr. Voici pourquoi.
La Russie de Poutine avait besoin de Prigojine
C’est un paradoxe, mais Evgueni Prigojine, 62 ans, était le type même de «chien de guerre» dont le régime russe actuel, largement mafieux, a besoin dans cette phase géopolitique dominée par la guerre en Ukraine. Prigojine n’était pas que le patron de la milice Wagner, présumée forte d’environ 40 000 hommes. Cet ex-voyou des bas-fonds de Saint-Pétersbourg, qui avait fait fortune dans la restauration rapide grâce à ses liens avec Vladimir Poutine, était l’homme des basses œuvres.
Il se comportait comme un chef de clan. Il offrait sans scrupules ses services aux régimes africains demandeurs de sécurité à tout prix pour leur capitale et leur pouvoir. Il permettait à ses affidées de générer du cash, des devises, des contrats. Il était un vecteur d'influence redouté et redoutable. C’est d'ailleurs dans le désert africain, avec un fusil-mitrailleur en bandoulière, que Prigojine a été pris en photo pour la dernière fois. Il s’agit du cliché diffusé par la presse mondiale le 22 août. Le chef de Wagner revenait de cette expédition africaine lorsqu'il a trouvé la mort aux côtés de son adjoint chargé des opérations militaires, Dimitri Utkin.
Les questions sur cette exécution vont fuser
Le pire, pour Poutine, aurait été qu'Evgueni Prigojine, par miracle, ne soit pas dans cet avion ou survive au crash. Il semble maintenant que ce ne soit pas le cas. Le tout-puissant président russe va toutefois se retrouver suspecté de cette «exécution ordinaire », pour reprendre le titre du roman de Marc Dugain sur le naufrage du sous-marin Koursk le 14 août 2000 qui entraîna la mort de tout l’équipage. Le tsar vient de confirmer qu'il est le plus fort. Mais il va devoir aussi fournir des explications, se justifier, gérer les dommages collatéraux sur le moral des troupes…
Poutine va, en outre, devenir la cible naturelle des combattants de Wagner. Bien sûr, tous ces mercenaires combattent pour de l’argent. Prigojine était l’un de leurs chefs, pas le seul. Leurs groupes en Afrique sont des franchises assez indépendantes. Une caserne est en cours de construction pour eux en Biélorussie. Reste les rancœurs et la peur. Elles peuvent, on le sait, conduire au pire. Les dictateurs redoutent les «Ronin», les samouraïs sans maitres, prêts au pire.
Autre question: qui était dans l’avion Embraer? Si Poutine a voulu décapiter Wagner en tuant Prigojine et plusieurs de ses chefs, alors tous les membres de ce groupe armé, et surtout leurs officiers, sont en danger de mort. De quoi alimenter, qui sait, d'autres rébellions, voire des défections favorables aux occidentaux et aux services de renseignement ukrainiens.
Poutine a «purgé» Prigojine, et après?
Vladimir Poutine n’est pas pour rien un admirateur de Joseph Staline, dont il s’efforce de réhabiliter la mémoire et celle de l’Union soviétique. Staline s’est maintenu au pouvoir entre 1924 et sa mort, le 5 mars 1953, à coups de purges, tuant la plupart de ses adversaires, dont Trotski assassiné à Mexico le 20 août 1940, et environ vingt millions de Russes.
Le pouvoir de Vladimir Poutine n’est pas de même nature. Mais l’élimination physique de ses opposants fait bien partie de son système. Les cas de dissidents empoisonnés, d’opposants retrouvés morts sont nombreux depuis son accession au pouvoir en Russie comme premier ministre de Boris Eltsine en 1999, puis comme chef de l’État.
La question est maintenant de savoir qui sera le prochain à périr. Que va-t-il, par exemple, advenir du Général «Armageddon» Sourovikine, soupçonné d’avoir pris fait et cause pour la rébellion du groupe Wagner en juin et présumé être en résidence surveillée, après avoir été ces jours-ci démis de ses fonctions de chef de l’armée de l’air.
Vladimir Poutine a-t-il exécuté Evgueni Prigojine? Si oui, le président russe, dont le pouvoir est mis à l'épreuve par la guerre en Ukraine et par l'échec de ses plans in itiaux, devra poursuivre son œuvre mortifère. Il est condamné à éliminer physiquement ses opposants. Il est le «parrain» dont le pouvoir ne peut pas être contesté. Mais jusqu'où? La roulette russe qui vient de tuer Prigojine tourne peut-être aussi pour celui qui a commandité son meurtre en plein ciel.