«Le Figaro» a sorti son bazooka économique. «L’euro est devenu une monnaie de singe comparé au franc suisse», affirme, dans son édition de ce lundi 5 septembre, le quotidien conservateur français, sous la plume de son chroniqueur libéral Jean-Pierre Robin. Le tir fait mal, parce qu’il est ajusté. «La perte de substance vis-à-vis du franc suisse est la plus spectaculaire et la plus révélatrice des dysfonctionnements de l’euro», juge ce fin connaisseur des marchés financiers et de la monnaie unique.
La suite de sa chronique est un éloge des décisions prises par la BNS, la Banque nationale suisse. «En prenant ses distances avec l’euro, devenu monnaie de singe, celle-ci a parfaitement compris que dans le nouvel univers inflationniste mondial, chaque nation a avantage à avoir la monnaie la plus forte pour se protéger de ce virus», poursuit l’éditorialiste.
Un éditorial qui fait réagir
Un article d’opinion a pour fonction de faire réagir. «Le Figaro» a donc atteint son but avec ce missile dirigé contre la Banque centrale européenne, la BCE. Mais le plus important est peut-être ailleurs, car il explique l’utilisation du terme très péjoratif «monnaie de singe», une expression française pour désigner ceux qui règlent leurs dettes avec de bonnes paroles ou qui se contentent simplement de ne pas les payer.
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L’argument du «Figaro» est en effet assez peu monétaire. L’article s’interroge surtout sur la persistance de ce «miracle suisse» aux portes de l’Hexagone: «Fort de son statut de neutralité, la Confédération helvétique serait-elle préservée des conséquences de la guerre en Ukraine? Sa devise reflète-t-elle une solidité économique endémique, avec un excédent extérieur vertigineux, 6% de son PIB, et plus généralement une prospérité insolente? Chaque Suisse dispose d’un PIB de 84'000 francs en moyenne, bien plus du double qu’un Français; les salaires d’une infirmière ou d’un professeur d’université sont le triple à Genève qu’à Paris. Et, au moment où l’Europe vient de subir une sécheresse quasi séculaire, ce «petit» pays de 8,5 millions d’habitants s’est rappelé qu’il concentre à lui seul 8% des réserves d’eau de toute l’Europe. Le pays de cocagne?»
Une Suisse bien plus vulnérable
Tout cela, bien sûr, est caricatural. Le chroniqueur financier du «Figaro» oublie que la Suisse, non-membre de l’Union européenne, est à la merci de ses voisins pour son approvisionnement en électricité, et que le Conseil fédéral attend avec angoisse la réunion des ministres européens de l’Energie, le 9 septembre à Prague.
L’intéressé omet aussi les problèmes de pouvoir d’achat rencontrés par de nombreux ménages helvétiques, comme le montre notre série de portraits sur des Suisses qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts.
Les Français doutent à échelle industrielle
La réalité est que les Français, toujours prompts à dramatiser, doutent à échelle industrielle. Ils doutent de la capacité d’Emmanuel Macron et de son gouvernement à faire face à un éventuel «troisième tour social» qui verrait les manifestations se succéder en septembre octobre. Ils doutent des plans de rationnement énergétique mis en place par l’administration. Et, surtout, beaucoup d’entre eux se demandent si les sacrifices exigés sont bien fondés.
Le Prix Nobel d’économie Jean Tirole, interrogé récemment par «Le Point», insiste sur ce doute: «Contrairement à un contexte de guerre classique, l’opinion publique française n’a pas l’impression de participer à un conflit et refuse de perdre en pouvoir d’achat pour l’Ukraine, comme de payer pour contrer le réchauffement climatique, d’ailleurs.» D’un côté, des Suisses qui, pour l’heure, semblent accepter sans trop broncher les mesures énergétiques à venir. De l’autre, des Français qui, par principe, affichent leurs désaccords.
La clé de la confiance
Voilà la clé. La confiance. L’opinion publique. La nature du débat. L’euro est, en France, victime de cette pathologie française de l’impatience. Le «quoi qu’il en coûte» a déversé près de 200 milliards d’euros d’argent public dans l’économie, entre 2020 et 2021, pour lutter contre la pandémie. Mais ce filet de sécurité XXL n’a en rien rassuré la population, qui redoute encore le pire. Pourquoi? Parce que le Français n’a, au fond, jamais eu confiance dans sa monnaie.
Ce que reconnaît Jean-Pierre Robin dans «Le Figaro»: «La formule date du début des années 1980, quand la France en était réduite à dévaluer sans cesse le franc (face au Deutsch Mark) et que les Français fortunés plaçaient leur argent à Genève et à Zurich. On aurait pu espérer que notre impéritie serait transcendée par la stabilité monétaire européenne, raison d’être de la BCE. Or ce n’est pas le cas, comme si l’adage 'la mauvaise monnaie chasse la bonne' se vérifiait une fois de plus, le tropisme du franc français faiblard l’emportant sur le mark fort dans l’euro.» Vous avez bien lu: la perte actuelle de valeur de l’euro par rapport au franc et au dollar serait, en réalité, une victoire masquée des incertitudes françaises sur la stabilité allemande.
Le plan massif de Berlin
Monnaie de singe, donc? Et ce, à l’heure où Berlin vient d’annoncer un plan massif de soutien à l’économie de 65 milliards d’euros? La formule facile et méchante oublie la puissance cumulée des 19 pays membres dotés de la monnaie unique, le poids et l’importance du marché européen, les contraintes particulières qui sont celles de l’UE et de sa souveraineté partagée, toujours compliquée à gérer lorsque les tempêtes surviennent.
La vérité est plus simple: la fluctuation du taux de change de l’euro reflète d’abord la fragilité géopolitique de l’Union européenne à l’heure du retour des Empires et du règne de la force brute. En profiter pour se moquer fait une bonne chronique, toujours agréable à lire côté suisse. Mais la Confédération, ne l’oublions pas, est située sur le même continent. Pile au cœur de l’UE, son premier partenaire économique. Croire que le franc suisse restera une bouée solide si l’euro venait à sombrer est une acrobatie intellectuelle. Les singes qui se bouchent les yeux pour ne pas voir les réalités jouent, comme la monnaie du même nom, avec nos illusions.