Peter R. Neumann, politologue
Le «nouveau désordre mondial», ou l'enjeu des démocraties occidentales

Le politologue et expert en sécurité internationale Peter R. Neumann avertit que l'Occident s'autodétruit. Il suggère un principe de neutralité mieux interprété pour la Suisse et une approche d'un monde global plus modeste et honnête des démocraties.
Publié: 12.09.2022 à 10:22 heures
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Des dictateurs comme Vladimir Poutine défient de plus en plus l'Occident.
Photo: keystone-sda.ch
Danny Schlumpf

Monsieur Neumann, pour commencer, puisque vous vivez à Londres, quelle ambiance règne sur place après la mort de la reine?
Son décès fait partie des rares événements qui ne surprennent pas, mais qui sont tout de même un choc. Celles et ceux qui sont âgés de moins de 80 ans n'ont jamais vu un autre chef d'Etat britannique. Elle était le symbole du royaume. Désormais, le roi Charles apparaît sur les timbres, l'hymne doit être modifié... ce sont beaucoup de changements.

La mort de la reine a-t-elle des conséquences politiques?
Elle était la pierre angulaire d'un royaume parfois divisé. En Ecosse, elle était même appréciée des partisans de l'indépendance. Désormais, le soutien d'une union entre l'Angleterre et l'Ecosse pourrait s'effriter.

Qu'est-ce que la nomination de la nouvelle Première ministre Liz Truss signifie pour le Royaume-Uni?
Beaucoup voient en elle l'héritage de Margaret Thatcher. Mais elle poursuivra surtout une grande partie de ce que Boris Johnson représentait, avec peut-être un charisme et un esprit différent. L'Angleterre se dirige désormais vers une crise économique historique. Nombreux sont ceux qui pensent que Liz Truss cédera rapidement sa place pour un retour de Boris Johnson.

Quelle sera sa politique vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine?
La même que Boris Johnson, c'est-à-dire une politique explicitement pro-ukrainienne. Contrairement à l'Allemagne ou à la Suisse, il n'y a pas de débat en Angleterre sur le degré de soutien que mérite l'Ukraine.

La Suisse, justement, participe aux sanctions contre la Russie, tout en invoquant le principe de neutralité. Le Conseil fédéral vient de rejeter tout assouplissement des sanctions. Celles-ci sont-elles encore praticables dans le contexte géopolitique actuel?
Que signifie la neutralité? Cela peut signifier qu'un pays se comporte de manière indifférente par rapport au bien et au mal. Mais cela signifie surtout se ranger du côté de principes neutres régis par le droit international. Défendre cette neutralité signifierait donc clairement prendre position contre un agresseur comme la Russie et pour une victime comme l'Ukraine. Je m'étonne que des pays comme la Suisse ou l'Autriche ne mènent pas ce débat de manière plus intensive.

Les dictatures autoritaires sont devenues des concurrentes des démocraties occidentales libérales. Pourtant, après la chute de l'Union soviétique, il semblait que le triomphe de la modernité libérale était indiscutable. Qu'est-ce qui a mal tourné?
La naïveté et la surestimation de soi ont toujours entraîné des contre-réactions. Des attentats du 11 septembre 2001 à la montée en puissance du populisme en Europe, c'est la même rengaine. Internet a aussi amplifié un phénomène «d'idéalisme excessif». Il y a 20 ans, tout le monde pensait que, grâce à Internet, le monde entier aurait accès à la démocratie. Mais les régimes autoritaires et les terroristes utilisent cet instrument à leurs propres fins. Et même au sein de notre société, le web est utilisé pour détruire les discours démocratiques.

Le 11 septembre, l'Afghanistan, l'Irak... ce sont des défaites des démocraties occidentales. Faut-il continuer de craindre des revers de ce type?
La polarisation des sociétés occidentales est un problème central. Une série d'approches politiques libérales a entraîné des contre-réactions populistes de droite. Ainsi, des constructions inachevées comme l'Union monétaire ou l'espace Schengen ont été imposées pour des motifs idéalistes. La crise de l'euro et la crise des réfugiés en ont aussi été les conséquences. L'objectif était l'unification, le résultat est la division.

La montée des populistes, comme Boris Johnson ou Viktor Orban, s'inscrit également dans ce contexte, comme vous l'écrivez dans votre dernier livre «Le nouveau désordre mondial». Les populistes sont-ils voués à disparaître?
Le Brexit est arrivé trois mois seulement après la crise des réfugiés en 2016, ce n'est pas un hasard. À l'époque, les populistes de droite se sont renforcés partout en Europe et ils sont toujours aussi forts. En Italie, Giorgia Meloni, une femme issue de la tradition fasciste, devrait bientôt arriver au pouvoir. Si la crise économique s'aggrave, le Rassemblement National en France et l'AfD en Allemagne auront encore plus d'élan. Le populisme est devenu une partie intégrante des sociétés occidentales. Il ne faut pas compter sur une disparition.

La modernité libérale se bat presque sans cesse contre des réactions de masses. Ce principe tant recherché n'est-il finalement pas le problème en lui-même?
Certaines voix s'élèvent pour dire: arrêtons toutes ces bêtises sur la démocratie, sur les valeurs libérales et ne faisons plus que de la politique d'intérêt cynique. Mais ces valeurs sont les nôtres. L'idéal des Lumières fait partie de notre démocratie. Nous considérons que les droits humains sont justes. Mais nous avons besoin d'un meilleur équilibre. Nous devons vivre nos valeurs sans provoquer en permanence des réactions contraires.

Comment y parvenir?
Nous devrions être plus modestes et plus honnêtes avec nous-mêmes. Nous devons nous demander quelles sont les conséquences de nos actes. S'il n'est pas possible de faire de l'Afghanistan une nouvelle Suisse, nous ne devons pas susciter l'attente que cela soit possible. Il s'agit de mettre en adéquation les moyens et les objectifs. Nous ne devons pas jeter la modernité libérale par-dessus bord, mais la rendre plus durable.

(Adaptation par Thibault Gilgen)

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