Richard Heuzé est un observateur privilégié de l’ascension politique de Giorgia Meloni en Italie. Ancien correspondant permanent du quotidien français «Le Figaro», auteur de «Matteo Salvini, l’homme qui fait peur à l’Europe» (Éditions Plon), cet invité régulier des talk-shows politiques transalpins avait, jusque-là, centré son attention sur le leader de la Lega, aujourd’hui distancé dans les intentions de vote aux élections législatives du 25 septembre. Que s’est-il passé? Comment expliquer le séisme politique qui secoue la péninsule? Explications.
Blick: A quoi ressemble l’Italie politique de septembre 2022?
Richard Heuzé: «Je suis une femme. Je suis une mère. Je suis Italienne. Je suis chrétienne.» Voilà comment se présente Giorgia Meloni. Et dans l’Italie de 2022, ce slogan fonctionne. A quelques jours des élections du 25 septembre, la Présidente de Fratelli d’Italia («Frères d’Italie», extrême droite) caracole en tête des sondages avec 25,8% des intentions de vote face aux 21,4% du parti démocrate d’Enrico Letta, aux 12,1% de la Lega de Matteo Salvini, aux 11,3% du Mouvement Cinq Etoiles de Giuseppe Conte et aux 7-8% de Forza Italia de Silvio Berlusconi. Elle a donc toutes les chances de succéder à Mario Draghi et de devenir la première femme à diriger un gouvernement italien. Leader énergique de 45 ans, fortement ancrée dans ses convictions patriotiques, elle bouscule depuis cinq ans l’échiquier politique et promet de faire une révolution qui transformera la vieille République parlementaire italienne en un régime semi-présidentiel à la française.
Même si elle gomme aujourd’hui cette filiation, Giorgia Meloni s’est longtemps référée au fascisme italien et aux années Mussolini (1922-1943). Peut-on la réduire à cette référence historique?
Non, car sa personnalité l’emporte sur ces références. Un style direct, un parler franc, une forte présence médiatique et sur les réseaux sociaux (12,8 millions de followers sur Facebook et 1,2 million sur Twitter) en font un adversaire redoutable à affronter. Elle a parfois du mal à se contenir et le reconnaît volontiers: «Que voulez-vous? Je suis de la Garbatella (ndlr: son quartier populaire d’origine, à Rome)», s’est-elle récemment excusée après un meeting mouvementé. En juin dernier à Marbella, elle a enflammé un auditoire de militants nationalistes espagnols en résumant sa philosophie en slogans extrêmement percutants. Son débit extrêmement rapide, sa voix forte, son timbre clair, son vocabulaire simple et immédiatement accessible ainsi qu’une connaissance approfondie des dossiers qu’elle doit à un travail acharné sont ses principaux atouts dans le débat public.
Poursuivons sur sa personnalité. Comment comprendre son succès populaire?
Il faut réaliser d’où elle vient. Giorgia Meloni est née le 15 janvier 1977. Quand elle avait 2 ans, son père, expert-comptable, abandonne le foyer familial pour refaire sa vie aux Canaries. Elle ne lui pardonnera jamais et refusera de le revoir. Avec sa sœur, Arianna, elle est élevée par leur mère, Anna, qui multiplie les petits boulots et s’installe à la Garbatella. Giorgia fait des études littéraires. Déjà à 15 ans, le démon de la politique s’empare d’elle. Elle adhère au Fronte della Gioventù, organisation de jeunesse du groupe néo-fasciste Mouvement Social Italien (MSI), et entre au journal d’extrême-droite Il Secolo d’Italia. Sa fougue et ses talents d’orateur sont vite remarqués. La voici élue au Parlement en 2006, à 29 ans, sous l’étiquette de l’Alliance Nationale (Alleanza Nazionale) qui a succédé au MSI. Elle devient vice-présidente de la Chambre des députés. Deux ans plus tard, Silvio Berlusconi la nomme ministre de la Jeunesse. Elle le restera jusqu’à la chute du gouvernement en 2011. En 2013, elle abandonne l’Alliance Nationale en proie aux dissensions pour créer Fratelli d’Italia (FDI). Aux législatives de 2018, elle recueille 4,5% des voix, loin derrière la Lega et les Cinq Etoiles. Ses prises de position tranchées, ultra-conservatrices, accroissent son audience. Elle se proclame contre la globalisation incontrôlée qui ne profite qu’à la Chine, contre le mariage pour tous, l’euthanasie, le port du voile islamique en public («il ne correspond pas à nos valeurs»), contre la GPA et les adoptions par des couples homosexuels. Elle fait aussi campagne contre l’immigration clandestine «massive» en proposant un blocus naval de la Libye et se prononce pour la castration chimique des violeurs et le droit à la légitime défense. Elle a su mettre sur la table les problèmes qu’une grande partie de la population italienne juge essentiels.
Alors, néo-fasciste ou pas néo-fasciste?
Aujourd’hui, Giorgia Meloni se défend avec force d’être fasciste. «Nous n’avons rien à voir avec ce mouvement. Ni même avec le néofascisme. Ce sont des épisodes désormais consignés à l’Histoire. Ils ne nous représentent pas», répète-t-elle. Et une bonne partie des Italiens lui donnent acte. Elle s’est d’abord hissée à la hauteur de son rival, Matteo Salvini, qui avait pourtant dominé les élections législatives de 2018 et les Européennes de 2019. Elle le dépasse maintenant, portée par son alignement résolument atlantiste et en faveur de l’OTAN après l’entrée en guerre de la Russie, alors que son allié affiche un soutien incompréhensible à Poutine. Elle n’en abandonne pas pour autant sur toute sa communication la «Fiamma» (la Flamme), le symbole fasciste gravé sur la tombe de Mussolini. «Il fait partie de notre tradition», dit-elle.
Quel genre de cheffe du gouvernement sera-t-elle si elle l’emporte?
Giorgia Meloni veut changer radicalement la société italienne en mettant l’accent sur la famille et la patrie. Son leitmotiv tient en trois mots: «Les Italiens d’abord». A l’école, sur le marché du travail, dans l’attribution des logements, la santé, la distribution des aides, et ainsi de suite. Davantage de sécurité et lutte résolue contre la délinquance et les clandestins. Elle veut aussi changer la Constitution italienne en adoptant un régime semi-présidentiel à la française et en faisant élire le chef de l’Etat au suffrage universel. En politique étrangère, elle veut imposer ses vues dans le concert européen, ce qui ne lui sera pas facile.
Pas facile, parce que ses partenaires européens ne lui font guère confiance…
Giorgia Meloni affirme que son arrivée au pouvoir ne provoquera pas de crise en Europe, comme beaucoup le craignent. Elle dit vouloir perfectionner le plan de relance adopté par son prédécesseur Mario Draghi – ancien président de la Banque centrale européenne – car «la guerre et les divisions des blocs vont durer» et «nos priorités ont changé». Le 4 septembre devant le patronat italien, elle a appelé à «repenser certains totems d’une mondialisation» qui «renforce les régimes autocratiques et affaiblit les démocraties». En matière d’énergie, elle est d’accord pour fixer un prix plafond européen aux importations de gaz russe. Atlantiste et pro-américaine, elle a promis d’accorder un soutien «sans faille» à l’Ukraine et poursuivra l’envoi d’armes à Kiev. Mais elle devra affronter sur ce terrain ses alliés Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, qui réclament un aménagement des sanctions économiques contre la Russie. Pour défendre les frontières de l’Europe contre une immigration «massive», elle dit vouloir se rapprocher de son «ami» hongrois Viktor Orban. Enfin, elle devrait s’opposer à la vente de la compagnie aérienne ITA (ex-Alitalia) au consortium Air France/KLM/Delta. Disons, pour faire simple, qu’elle se montre proche des Républicains de Donald Trump sur le plan international. Elle veut que l’Europe fasse barrage à l’expansionnisme économique et commercial de la Chine.
De Mario Draghi à Giorgia Meloni, la différence est énorme. Les Italiens sont-ils prêts à franchir ce pas?
L’électorat italien est l’un des plus versatiles qui soit. Les électeurs transalpins ont porté aux nues le souverainiste Matteo Salvini (34% aux Européennes de 2019), avant d’applaudir aux grandes réformes de Mario Draghi, personnalité extérieure non issue du système des partis. Les réformes adoptées tout au long des dix-sept mois de ce gouvernement ont d’ailleurs été ambitieuses et extrêmement importantes pour l’avenir du pays. Mais elles sont aussi fait de nombreux mécontents, et Fratelli d’Italia paie son positionnement. Le parti de Giorgia Meloni a en effet été le seul à avoir refusé de faire partie du gouvernement «d’union nationale» formé le 13 février 2021 par Mario Draghi. Grosso modo, Giorgia Meloni affirme qu’elle améliorera les réformes Draghi dans un sens plus nationaliste. Elle reprend habilement à son compte «l’agenda Draghi», en promettant de l’aménager si Bruxelles le permet.
Pourquoi l’opposition du centre et de la gauche ne parvient pas à profiter de la crise sociale actuelle?
Le grand perdant actuel est le Mouvement Cinq Etoiles, pourtant première force politique italienne aux élections de 2018. En retirant son soutien à Mario Draghi sur une question mineure, il a laissé libre cours aux forces de droite pour faire tomber le gouvernement en juillet dernier. Depuis, le leader du Parti Démocrate, Enrico Letta, n’est pas parvenu à rassembler les courants rivaux du centre gauche, des communistes aux libéraux. A deux semaines des élections, le centre gauche était crédité de 31%, contre les 48% de la droite. Un score insuffisant pour inquiéter Giorgia Meloni.
A lire, de Richard Heuzé:
«Matteo Salvini, l’homme qui fait peur à l’Europe» (Ed. Plon)
«Italie, l’esthétique du miracle» (Ed. Nevicata)
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