Le mot «Droujba» signifie amitié en russe. Mais c'est aussi le nom d'un énorme pipeline par lequel 2,5 millions de barils de pétrole brut peuvent s'écouler chaque jour de la Russie vers l'Europe. L'interdépendance économique entre la Russie et l'Occident devait garantir la paix en Europe. Mais depuis l'invasion russe de l'Ukraine, le nom de l'oléoduc pourrait difficilement être plus cynique. L'amitié entre l'UE et la Russie est terminée.
En marge des événements en Ukraine, l'UE renforce ses sanctions économiques envers la Russie et ferme le robinet du pétrole. Et ce, entièrement, comme l'a annoncé la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen devant le Parlement européen à Strasbourg. Le paquet de sanctions doit certes encore être approuvé par les États membres de l'UE. Mais comme l'Allemagne a signifié son accord, le plus gros obstacle a déjà été levé. Les sanctions devraient entrer en vigueur dans les prochains jours.
On ne sait pas encore si la Suisse se joindra au train de sanctions. Quoi qu'il en soit, les conséquences de l'embargo pétrolier européen se feront sentir dans notre pays. Concrètement, à quelles conséquences faut-il s'attendre? Blick répond aux principales questions.
D'où provient le pétrole en Suisse?
Près de 75% du pétrole importé en Suisse est déjà transformé, par exemple en diesel ou en essence. Seuls 25% sont importés sous forme de pétrole brut et sont transformés par la suite en essence, kérosène, diesel, mazout ou autres produits dans l'unique raffinerie de pétrole de Suisse à Cressier (FR). Les principaux fournisseurs de pétrole brut de la Suisse sont le Nigeria (40%), les Etats-Unis (35%) et la Libye (12%). Seul 0,3% du pétrole brut provient de Russie, selon les chiffres de l'association professionnelle Avenergy Suisse pour l'année 2020.
Pour les importations transformées, la déclaration d'origine est plus difficile à établir: la moitié des importations proviennent d'Allemagne, suivie par la France, l'Italie, les Pays-Bas et la Belgique. Ces produits peuvent contenir du pétrole brut russe. On ne sait toutefois pas quelle est la proportion.
La Suisse continue-t-elle à être approvisionnée par ses voisins comme l'Allemagne?
Avant la guerre, l'Allemagne achetait 40% de son pétrole brut à la Russie, mais elle a pu entre-temps réduire sa dépendance à 12%. Les transformateurs de pétrole brut peuvent, à quelques exceptions près, se tourner vers d'autres producteurs de pétrole brut comme les États-Unis ou la Norvège. Contrairement au gaz naturel, qui circule en grande partie dans des conduites, le pétrole brut est généralement acheminé par bateau. «La Suisse ne risque pas de voir sa sécurité d'approvisionnement réduite. Si l'Allemagne devait effectivement fournir moins de produits finis, nous avons suffisamment d'alternatives», explique Fabian Bilger, directeur adjoint chez Avenergy Suisse.
Que se passerait-il si des pénuries devaient malgré tout se produire de manière tout à fait inattendue?
La Suisse dispose de réserves obligatoires d'huiles minérales qui assurent l'approvisionnement en essence, en diesel et en mazout pour quatre mois et demi, et en kérosène pour trois mois. Les réserves obligatoires sont actuellement entièrement remplies. Le Conseil fédéral peut libérer des quantités de ces réserves obligatoires en cas de difficultés d'approvisionnement.
Faut-il s'attendre à une nouvelle explosion des prix à la pompe?
Les experts s'attendent au moins à une hausse temporaire des prix. «Je pars du principe que le prix du pétrole va encore fortement augmenter», pronostique Andreas Tresch, de la société de conseil Enerprice. Si le prix du pétrole augmente, les exploitants de stations-service ne tarderont pas à augmenter le prix à la pompe. Andreas Tresch s'attend à ce que les prix de l'électricité et du gaz augmentent également. Mais l'effet sur les prix pourrait s'estomper assez rapidement. Les incertitudes liées à un éventuel embargo sur le pétrole ont déjà été intégrées à l'avance par le marché. Fabian Bilger, d'Avenergie Suisse, ne s'attend ainsi pas à une nouvelle explosion des prix comme au début de la guerre.
Quel sera l'impact de l'embargo pétrolier contre la Russie sur l'économie suisse?
L'embargo n'a guère de conséquences économiques directes, mais les répercussions sur la Suisse seront tout de même considérables. «Les partenaires commerciaux importants sont beaucoup plus exposés, de sorte qu'une forte hausse du prix du pétrole pourrait y entraîner des revers économiques plus importants, qui toucheraient alors également la Suisse par le biais de notre commerce extérieur», explique Aymo Brunetti, professeur d'économie politique à l'université de Berne. Il faudrait notamment s'attendre à des revers conjoncturels importants si l'embargo devait durer longtemps ou s'étendre au gaz naturel.
Quels sont les secteurs particulièrement touchés en Suisse?
L'économie suisse a certes réduit sa dépendance au pétrole ces dernières années, mais une forte hausse des prix touchera tout de même la plupart des branches suisses, en particulier l'industrie et les transports. C'est toutefois le commerce des matières premières qui devrait être le plus fortement secoué. Environ 80% du commerce transitaire de matières premières russes passent par des entreprises en Suisse. Cela représente presque 20% de l'ensemble du commerce transitaire suisse. «Comme ce secteur est relativement important pour le produit intérieur brut suisse, des pertes dans ce domaine peuvent rapidement entraîner des reculs sensibles du PIB», continue l'économiste. Toutefois, il n'y a que relativement peu d'emplois dans ce secteur en Suisse.
L'embargo rendra-t-il la vie encore plus chère en Suisse?
L'ampleur des hausses de prix dépend de très nombreux facteurs et ne peut donc guère être évaluée précisément. «Toutefois, on peut s'attendre à des hausses de prix significatives dans pratiquement tous les scenarii, ce qui ne fera qu'alimenter l'inflation déjà en nette hausse», explique Aymo Brunetti. Les hausses de prix devraient toutefois se faire vraiment sentir chez les partenaires commerciaux de la Suisse. L'inflation dans l'UE a atteint 7,5% en avril et devrait encore s'accélérer en cas d'embargo.
(Adaptation par Thibault Gilgen)