L’agression de l’Ukraine par la Russie a des conséquences bien au-delà des frontières européennes. Le Sri Lanka, par exemple, souffre depuis longtemps d’une crise économique que la pandémie de Covid-19 a aggravée en faisant disparaître les revenus du tourisme. L’augmentation des prix du pétrole provoquée par la guerre en Ukraine pourrait plonger l’État insulaire de l'océan Indien dans la faillite.
Au Pérou, de l’autre côté du globe, l’augmentation des prix de l’essence a également déclenché d’importantes manifestations, qui ont fait au moins quatre morts.
Mais c’est en Afrique du Nord et au Proche-Orient que les conséquences globales du conflit en Ukraine pourraient être les plus dangereuses. Les pays de ces régions sont particulièrement dépendants des exportations de céréales ukrainiennes et russes.
Le grenier à blé ukrainien mis à mal
Les quatre cinquièmes du blé consommé en Égypte proviennent ainsi du pays dirigé par Volodymyr Zelensky. Une situation assez répandue puisqu’en 2021, 45 pays ont acheté au moins un tiers de leurs céréales à l’Ukraine. C’est ce que montrent les statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture.
Ces dernières semaines, le prix du blé sur les bourses internationales des matières premières est monté en flèche: alors qu’avant la guerre, une tonne coûtait l’équivalent de 240 francs, elle en vaut aujourd’hui presque 340. Il y a à peine cinq ans, en 2017, une tonne de la précieuse céréale ne coûtait «que» 160 francs.
Importante menace de famine
Depuis des décennies, l’Égypte maintient le prix du pain à un niveau bas pour des raisons politiques. Les récents événements l’ont fait augmenter de 44% presque du jour au lendemain. Une évolution face à laquelle le gouvernement du Caire est impuissant. Il assure que le président du pays, Abdel Fattah al-Sissi, se soucie des besoins de ses citoyens et que les réserves stratégiques de blé peuvent encore durer huit mois.
Tobias Heidland, directeur de recherche pour les développements internationaux à l’Institut d’économie mondiale de Kiel, en Allemagne, a calculé que de nombreux pays africains ne peuvent plus se permettre d’importer des denrées à leur prix actuel.
Le professeur Till Förster, directeur fondateur du Centre d’études africaines de l’université de Bâle, estime que la moitié la plus pauvre de la population mondiale, qui doit consacrer l’essentiel de ses revenus à l’alimentation, va faire face à un danger existentiel: «Si, en plus, les prix des aliments de base faits à partir de farine augmentent, comme le pain plat en Égypte, cela signifie tout simplement la famine pour les personnes concernées.»
Pour éviter cette pénurie et assurer un approvisionnement en blé suffisant pour septembre, les champs ukrainiens devraient être cultivés dès maintenant. Une opération empêchée par la guerre et par la fuite massive de civils. Pour compliquer les choses, les navires militaires russes bloquent les voies d’exportation ukrainiennes en paralysant les accès depuis la mer Noire. Il semble difficile voire impossible de pouvoir compter sur une récolte de blé ukrainien cette année.
Les pays aisés doivent donner plus
Interrogé par le «SonntagsBlick», l’ex-rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation Jean Ziegler est catégorique: seule une augmentation massive des moyens apportés au Programme alimentaire mondial permettrait d’éviter une importante catastrophe humanitaire.
Actuellement, l’aide d’urgence de l’ONU permet la survie de 92 millions de personnes, et de nombreux autres millions devraient désormais s’y ajouter. Le Programme alimentaire mondial est tributaire des contributions des pays industrialisés riches. Jean Ziegler estime qu’il est de leur responsabilité d’augmenter massivement leurs versements d’aide, et de le faire rapidement.
Interrogé, l’Unicef constate que jusqu’à 47 millions de personnes sont menacées de famine aiguë à cause de la guerre en Ukraine. Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance parle d’une «course contre la montre».
Risque d’une crise démocratique
Ces fluctuations du prix des denrées alimentaires font également craindre des crises sociales et politiques. Souvenons-nous, le printemps arabe de 2010 et 2011 avait été déclenché notamment par une hausse de 40% du prix des céréales. Une vague de mouvements de renversement avait suivi. Alors que les gouvernements égyptien, jordanien et tunisien avaient été destitués, la Syrie, la Libye et le Yémen s'étaient enlisés dans des guerres civiles sanglantes qui se poursuivent encore aujourd’hui.
D’après Katharina Michaelowa, de l’Institut de sciences politiques de l’université de Zurich, les pays africains sont confrontés à une situation extrêmement fragile en raison de la hausse rapide du prix des denrées alimentaires. Pas de doute: la plupart des gouvernements devraient répondre aux protestations par une restriction des droits démocratiques.
«Les gens ne meurent pas de faim sans rien faire»
Si l’armée devait se ranger du côté des manifestants, la situation ne serait pas meilleure. Pour Katharina Michaelowa, une dictature militaire pourrait alors se mettre en place. Till Förster, lui, affirme que «les conditions sont aujourd’hui similaires à celles de 2011. Mais à la différence de l’époque, les dirigeants sont mieux préparés à de tels mouvements politiques, car ils ont encore en tête les événements du Printemps arabe.»
Jean Ziegler est toutefois catégorique: «Les gens ne meurent pas de faim en restant pacifiques.» Selon lui, les famines ont toujours été, dans l’histoire du monde, les principaux déclencheurs de révolutions et de renversements.
Le Printemps arabe avait été suivi d’une vague massive de réfugiés, qui pose aujourd’hui encore de gros problèmes aux pays européens. Katharina Michaelowa s’attend, en cas de famine, à ce qu’un grand nombre de réfugiés africains afflue en Europe. Elle critique le fait qu’un certain nombre de pays industrialisés apportent leur aide à l’Ukraine au détriment de l’aide au développement, et provoquent ainsi indirectement une catastrophe humanitaire collatérale.
(Adaptation par Louise Maksimovic)