Si l’histoire récente de l’Italie pouvait se lire sur un visage, celui de Silvio Berlusconi serait le meilleur des résumés. A 85 ans, l’ex-magnat de la télévision, chef du gouvernement de la péninsule à trois reprises (1994-1995, 2001-2006, 2008-2011), a fait du refus de vieillir son programme politique. Traits tirés à l’extrême, cheveux miraculeusement noirs, nouvelle épouse de 32 ans, soit 53 ans de moins que lui… Un seul coup d’œil sur les photos récentes du «Cavaliere», et quelques minutes à écouter ses gaffes rituelles à la télévision, suffisent à comprendre l’ampleur du basculement que l’Italie a subi sous son règne politique.
Notre série «Délires italiens»
Paillettes, scandales sexuels, populisme à tous les étages: voilà ce que la Botte a, en 2022, reçu en héritage de celui qui continue, à la tête de son parti conservateur Forza Italia (entre 7 et 9% dans les sondages), de rêver d’un poste prestigieux comme celui de président du Sénat. «La droite a longtemps été incapable d’exister sans lui, jugeait récemment sur Radio France le chercheur Christophe Bouillaud. L’atout-maître de Berlusconi, c’est lui-même. Il joue son propre personnage.»
L’oubli des contraintes économiques
Vous voulez savoir pourquoi une bonne partie des cinquante millions d’électeurs transalpins risque de voter, ce dimanche 25 septembre, pour des candidats populistes oublieux des contraintes économiques (endettement public de 150%, flambée des prix la plus importante depuis trente ans…) qui pèsent sur l'Italie? Promenez-vous dans les rues de Rome ou d’une grande ville du pays, et choisissez un arrêt de bus. A chaque nouveau véhicule, le portrait d’un des principaux chefs de parti.
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Et voilà qu’apparaît Silvio, l’insubmersible magicien des urnes, plusieurs fois condamné par la justice. Sourire figé. Main droite levée à la façon d’un mannequin de silicone. Jeudi soir à la télévision, le milliardaire a de nouveau soutenu son ex-ami Poutine, «poussé» selon lui à attaquer l'Ukraine. Et pourtant: «Il est le visage le plus respectable de l’alliance de centre-droit, il fera mieux que ce que l’on pense. C’est incroyable, mais il est perçu comme un élément de stabilité», expliquait en mai dernier le politologue Giovanni Orsina à «La Repubblica». Et d’inciter la favorite actuelle des sondages, la dirigeant d’extrême-droite Giorgia Meloni, à se «berlusconiser»: «Elle devrait prendre deux autres choses de Berlusconi: premièrement, plus de légèreté, mais aussi plus d’œcuménisme. La rigidité de Meloni la dessert.» L'avertissement est clair: mieux vaut, dans l'Italie de 2022 sous surveillance des marchés financiers, éviter à tout prix d’apparaître trop sérieuse.
La méthode Berlusconi a déconstruit l’Italie traditionnelle
Se «berlusconiser». Le verbe est en soi tout un programme. Au menu de la méthode Berlusconi qui va déconstruire l’Italie politique à partir des années 1990? Utilisation maximale de la télévision. Jeunes femmes aux formes avantageuses transformées en tête de gondoles électorales. Conflits d’intérêts à tous les étages du pouvoir. L’ode à l’industrie du luxe pour rassurer les grandes fortunes de Milan, sa ville et son sanctuaire. Son club de foot de l’AC Milan (vendu en 2016 à des investisseurs chinois) pour avoir à ses côtés les dieux du stade. L’obsession des baisses d’impôts pour plaire à l’Italie des PME du nord du pays. «N’enterre jamais Silvio Berlusconi, il a été donné mort dix fois et est ressuscité tout autant. On a dû s’habituer à cette terrible évidence», confirme Michela Marzano, philosophe, ex-députée de gauche et autrice de «Mon nom est sans mémoire» (Ed. Stock).
Retrouvez Silvio Berlusconi en «crooner» de la politique italienne:
S’habituer. Et pour cause! Asséné depuis des décennies par l’ancien «crooner» sur bateaux de croisière devenu milliardaire propriétaire du groupe Médiaset, son cocktail de politique-divertissement est sans égal. «Sa cible a toujours été 'la femme au foyer', cette Italienne moyenne à laquelle il s’adressait en priorité lors de ses campagnes», poursuit l’ex-parlementaire, dont le dernier livre est une enquête sur son grand-père fasciste. Qu’importe si, à Bruxelles au sein du Conseil européen avec les chefs d’Etat ou de gouvernement des 27 pays membres de l’UE, le «Cavaliere» n’a jamais renversé la table. Toute sa vie politique, l’octogénaire amateur de chirurgie esthétique a surfé. «A 85 ans, Berlusconi n’a rien perdu de son humour, de son cynisme et de sa modestie», ironise, dans les colonnes du «Monde», son ancien correspondant en Italie, Philippe Ridet.
Peur de la violence mafieuse
Sanglée dans le corset de la démocratie-chrétienne jusque dans les années 1980, traumatisée par les années de plomb du terrorisme d’extrême-gauche et d’extrême-droite des années 1960 et 1970, maintenue dans la peur par la violence des mafias sicilienne ou calabraise, l’Italie a trouvé avec Berlusconi une excellente excuse pour oublier. Et surtout pour se distraire.
2010, année fatale. Silvio Berlusconi plonge dans le précipice du «Rubygate» ces soirées libertines avec de très jeunes femmes organisées dans le sous-sol de sa villa. Son épouse de l’époque, Veronica Larrio, s’offusque «des vierges qui s’offrent au dragon». Lui ironise. Il parle de «bunga bunga» - une formule empruntée au défunt leader libyen Mouammar Kadhafi lorsqu’il évoquait ses amazones gardes du corps - et prend le public à témoin.
Retrouvez Richard Werly et Michela Marzano dans «28 minutes» sur Arte:
Condamné à 168 heures de travaux d’intérêt général
La suite? Des procès en cascade. Une condamnation à quatre ans de prison pour fraude fiscale, finalement aménagée à 168 heures de travaux d’intérêt général. La défiance est son antidote. «Je me suis battu pendant 20 ans pour défendre la liberté et voilà que je perds la mienne», s’énerve le milliardaire devant ses juges. Avant de s’envoler en jet privé pour sa somptueuse villa Certosa à Porto Rotondo, en Sardaigne.
L’Italie sans scrupule a trouvé son héros. Silvio Berlusconi continue-t-il malgré tout, en 2022, à rassurer son électorat favori: femmes et personnes âgées? Pas sûr. L’homme fort de son parti Forza Italia est aujourd’hui un notable: l’ancien président du parlement européen Antonio Tajani. Le crépuscule du «Cavaliere» est annoncé. «Berlusconi a indéniablement incarné le populisme en Europe avant les autres, note l’historien français Marc Lazar. Il s’est d’abord imposé grâce à la carte du candidat extérieur au 'système' politique et économique venu se salir les mains pour défendre le peuple. Il a inventé un nouveau genre de populisme, celui du chef d’entreprise milliardaire, avant Donald Trump.»
Pas sûr que l’Italie, a posteriori, puisse tirer une grande fierté de cette invention.