Le 2 septembre 2022, un ange passe sur le tapis rouge de la Mostra de Venise, l’un des plus gros festivals de cinéma du monde. A priori, pourtant, rien d’anormal: un acteur célèbre descend de la grosse voiture noire qui le mène jusqu’à la Sala Grande et s’arrête devant une foule de photographes qui hurlent son nom pour espérer dégotter son attention, donc un regard dans la bonne direction. Seulement voilà, ce jour-là, celui qui pose ses bottines vernies sur le tapis s’appelle Timothée Chalamet. Et si les photographes ne s’arrêtent ni ne se taisent jamais, le reste du monde, lui, en reste sans voix.
L’acteur, venu présenter le film «Bones and All», dans lequel il incarne un jeune homme tenté par la chair humaine, débarque en combinaison lamée rouge vif. Le vêtement, signé du créateur Haider Ackermann, est caractérisé par son «col licol». Ou, pour le dire plus simplement, par un dos entièrement nu. Et «Timmy», comme on surnomme désormais le franco-américain, de poser comme une diva, cheveux fous et lunettes noires sur le nez, peau exhibée aux quatre vents. Les réseaux sociaux s’embrasent: un homme peut-il porter ce type de vêtement et, si oui, est-il en train de redéfinir la masculinité à lui seul?
Deux ans et demi plus tard, Timothée Chalamet est à l’affiche d’«Un parfait inconnu», biopic de Bob Dylan, dans lequel il incarne le premier rôle. Il vient de devenir le premier comédien nommé deux fois dans la catégorie meilleur acteur aux Oscars avant ses 30 ans (il fêtera ce cap le 27 décembre prochain). Chacune de ses apparitions déclenche de véritables mouvements de foule tant la «chalamania» ne se calme pas. Et la question se pose toujours.
«Tu n’as pas le bon corps»
Chaque époque hollywoodienne a eu ses sex-symbols et ses incarnations du mâle idéal. Et si tous n’ont pas toujours donné dans le virilisme (Cary Grant, notamment, était passé maître dans l’art d’embrasser sa part de féminin pour des rôles troublants), force est de constater que, de Marlon Brando à Brad Pitt, en passant par Alain Delon ou Sean Connery, ils ont globalement affiché des corps plus musclés, plus mûrs et plus velus. Et surtout, une garde-robe nettement moins androgyne.
Avec ses petits hauts lilas, ses colliers de perles et son maquillage, Timothée Chalamet joue à fond la carte de la fluidité sur tapis rouge. À la manière du chanteur Harry Styles, l’acteur semble perpétuellement interroger ce qu’est être un homme nouveau, un vrai. Ce qui n’a pas toujours été simple au début de sa carrière. Révélé dans la série «Homeland» en 2012, il peine alors à décrocher des rôles. «Si j’auditionnais pour ‘Labyrinthe’ ou ‘Divergente’, des films de ce genre qui faisaient fureur à l’époque, on me répondait toujours ‘oh, tu n’as pas le bon corps», raconte-t-il dans un podcast pour Apple Music. «J’avais un agent qui m’avait appelé pour me dire que je devais prendre du poids. Pas méchamment mais… vous voyez, quoi…»
Maigrelet, imberbe et en larmes
Le succès se fera d’ailleurs attendre. En 2014, ce fils d’un journaliste français et d’une danseuse américaine reconvertie en agent immobilier apparaît dans le «Interstellar» de Christopher Nolan. Lorsqu’il voit le résultat, il fond en larmes. «À 60% parce que j’étais ému par le film, et à 40% parce que je pensais qu’on me verrait beaucoup plus dedans», confiera-t-il plus tard au «Time». L’année 2017 le porte «enfin» (il n’a tout de même que 22 ans) au sommet. Timothée Chalamet est un ado insupportable dans «Lady Bird», de Greta Gerwig, un jeune militaire dans le western «Hostiles» mais, surtout, un ado qui connaît son premier amour estival dans le très beau «Call me by your name», de Luca Guadagnino.
Cette histoire d’amour homosexuelle entre un jeune universitaire et le fils de son professeur résume à elle seule la place à part qu’occupe le jeune comédien. Son partenaire à l’écran, Armie Hammer, est le cliché du beau gosse américain, carré d’épaule et de mâchoire, blond, grands yeux bleus, pilosité présente mais maîtrisée, sourire parfait. Or, c’est bien Timothée Chalamet, maigrelet et imberbe, qui éclabousse chaque scène de son talent et crée le trouble. C’est bien l’image de lui pleurant devant une cheminée pendant que défile le générique final qui restera dans les mémoires – et sur un nombre incalculable de mèmes sur Internet.
L’avènement du mec sensible
Car il n’y a pas que physiquement que Timothée Chalamet se démarque. L’acteur apparaît aussi très en phase avec les préoccupations de la GenZ, cette génération née entre le milieu des années 1990 et le début des années 2010, à laquelle il appartient. Interrogé par le «Time» sur les causes qu’il veut défendre, il répond: «J’ai l’impression que je suis là pour montrer qu’il est acceptable de montrer ses émotions.»
La santé mentale revient souvent dans le discours de celui qui se tient éloigné des réseaux sociaux pour préserver la sienne. Tout comme la conscience écologique ou les droits des femmes. Celui qui a tourné sous la férule de Woody Allen, accusé de violences sexuelles sur sa fille adoptive, a d’ailleurs reversé l’intégralité de son cachet à des associations, notamment féministes. Et en interview, il tient bien à préciser qu’il n’a rien à voir avec le personnage odieux avec les filles qu’il incarne dans «Lady Bird».
Aline Laurent-Mayard, journaliste et autrice spécialiste du genre, a consacré un essai au phénomène, «Libérés de la masculinité – Comment Timothée Chalamet m’a fait croire à l’homme nouveau» (éd. Lattès, 2022). Selon elle, il y a d’un côté une longue tradition des mâles hollywoodiens taiseux et renfermés. «Il fallait idéalement qu’ils aient l’air un peu macho, qu’ils parlent peu, qu’ils n’expriment pas leurs sentiments, qu’ils aient l’air autosuffisant, ce qui fait que les sentiments à l'intérieur explosent», explique l’experte sur les ondes de France Culture. «Résultat: on a beaucoup associé aux grands acteurs du XXe siècle des comportements à risque: conduire vite, consommer de l'alcool et de la drogue.»
De l’autre, aujourd’hui, de nouvelles personnalités, comme l’interprète de «Dune», émergent et s’inscrivent ouvertement en rupture avec cette tradition. «Hormis le fait d'être ultra populaires, notamment auprès des jeunes, Timothée Chalamet, Tom Holland et Harry Styles ont en commun de parler de leurs sentiments. Sans avoir besoin de dire “je revendique ma féminité”, ils vont dire “je revendique d’aller voir le psy, d’écrire dans un carnet intime, d’avoir des femmes comme mentor”. C’est un phénomène très nouveau», poursuit Aline Laurent-Mayard.
La com’ de la gentillesse
On est loin du cliché de l’artiste torturé et ténébreux. Loin, aussi, de la méga-star au melon démesuré. En octobre dernier, un concours de sosie de Timothée Chalamet est organisé à New-York. L’acteur lui-même déboule au milieu, casquette sur la tête, provoquant les cris habituels de fans en pâmoison, comme le rapporte «Variety». Sur Internet, les vidéos de lui saluant ses fans se multiplient.
Aux Etats-Unis, on loue son côté intello – l’intéressé dit en interview adorer Dostoïevski – et son sens du style so french. Sur les plateaux de télévision français, on adore son accent et sa maîtrise un peu rouillée de la langue de Molière, mais aussi, et peut-être même surtout, l’amour inconditionnel que Timothée Chalamet dit vouer à l’AS Saint-Etienne. Le club de football de son enfance est menacé de relégation en Ligue 2, ce qui ne gâche rien aux yeux de Français souvent prompts à admirer la lose.
Partout, on s’extasie lorsque l’acteur emmène sa compagne, Kylie Jenner, au Chambon-sur-Lignon, où la maison de sa grand- mère l’a accueilli pendant toutes les vacances d’été de sa jeunesse. Imaginer l’influenceuse et femme d’affaire, plus jeune milliardaire non-héritière des États-Unis, dans la fromagerie de ce village français de moins de 2’500 âmes, au fin fond du département de la Haute-Loire, a de quoi faire sourire. Le magazine «Paris Match» est d’ailleurs parti à la poursuite de tous les commerçants locaux qui auraient pu croiser le couple – on y apprend que Kylie Jenner a donc acheté des sandales d’été, des doudous et du maquillage, et tout trouvé «so cute», si mignon.
À l’américaine
Impossible, bien sûr, de ne pas voir ici une maîtrise parfaite de sa communication, à l’américaine. Timothée Chalamet arrive à vélo électrique à une avant-première, Timothée Chalamet se fait offrir un maillot de Saint-Etienne, Timothée Chalamet rappelle ses sosies pour l’aider à présenter le «Saturday Night Live», un late show très en vogue… l’album photo est presque trop parfait. Dans ses mémoires, Woody Allen a d’ailleurs épinglé le comédien, expliquant que le versement du cachet reçu pour son film à des associations féministes relevait d’un pur calcul, alors que Timothée Chalamet était en campagne pour les Oscars.
Il n’y a finalement que son couple avec Kylie Jenner pour mettre un peu d’aspérités là-dedans. Qu’un fan de Greta Thunberg ayant abandonné tous les réseaux sociaux ait choisi de jeter son dévolu sur une influenceuse qui aligne les voitures de luxe, voilà qui interpelle!
La gentillesse et l'accessibilité font recette
Mais com’ ou pas, l’acteur a compris une chose: aujourd’hui, la gentillesse et l’accessibilité font recette. Un peu comme Keanu Reeves, réputé pour être la star la plus sympathique et généreuse de tout Hollywood, «Timmy» devient l’incarnation de ces valeurs. Avec, comme argument supplémentaire par rapport à l’interprète de «John Wick», une filmographie quasi sans faute.
Car côté gestion de carrière aussi, Timothée Chalamet se débrouille à l’américaine. Un savant mélange de films d’auteur et de blockbusters, de science-fiction et d’introspection. Le voici désormais passer une tête échevelée du côté du biopic, genre qui maximise généralement les chances de décrocher un Oscar, tant l’Académie est friande des «performances». En Bob Dylan, la sienne est indéniable: l’acteur a passé cinq ans à apprendre la guitare et les intonations du chanteur folk, et s’est attaché les services d’un coach harmonica.
Véritable caméléon, il sera plus tard cette année à l’affiche d’un autre biopic, «Marty Supreme», sur le joueur de ping-pong Marty Reisman. Gageons que pour ressembler à l’original, outre le changement de coupe de cheveux et le port d’une petite moustache et d’un marcel blanc, l’acteur a aussi appris à manier la raquette. La «chalamania» a encore de beaux jours devant elle.