Mikhaïl Khodorkovski est le plus grand adversaire russe de Vladimir Poutine. Il a dû passer dix ans dans un camp de travail avant de venir vivre en Suisse. Désormais en exil, il planifie la construction d’un nouvel État pour l’après-Poutine.
Celui qui était jadis l'homme le plus riche de Russie sait de quoi il parle. Il est le fondateur de l’organisation politique Open Russia, mais aussi de l’Anti-War Committee, ou comité antiguerre de Russie. Avec celui-ci, il lutte contre les élites du Kremlin aux côtés de personnalités publiques russes exilées, comme le champion du monde d’échecs Garri Kasparov, l’ancien Premier ministre Mikhaïl Kassianov et l’historien Vladimir Kara-Mursa.
Blick a rencontré cet opposant sur son lieu de résidence et de travail, à Londres. Dans cette interview exclusive, il révèle comment il pense pouvoir mettre fin à la guerre, à quoi ressemblerait une nouvelle Russie sans Vladimir Poutine et les raisons pour lesquelles il a si rapidement quitté la Suisse.
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Monsieur Khodorkovski, le président hongrois, Viktor Orban, a déclaré la semaine dernière que la guerre pourrait prendre fin rapidement si l’Ukraine abandonnait. Êtes-vous d’accord avec cette assertion?
C’est à l’Ukraine de décider si elle veut abandonner ou non, et si elle veut continuer à sacrifier des vies humaines pour défendre son territoire. Mais en tant que politicien expérimenté, Viktor Orban devrait savoir que la fin de la guerre ne serait possible que si Poutine n'était plus en fonction.
Comment l’Ukraine pourrait-elle gagner la guerre?
La guerre peut se dérouler de trois manières. Premier scénario: le régime russe s’effondre, par exemple parce que Poutine meurt d’une crise cardiaque. Selon le deuxième, la guerre se poursuit pendant des années avec de lourdes pertes, sans qu’il soit possible de prévoir comment elle se terminera. Troisième possibilité: l’Occident équipe l’Ukraine avec les moyens dont elle a besoin pour mettre rapidement fin au conflit armé. Une aide si immense qu’elle obligerait Poutine à se dire qu’il va forcément perdre le conflit.
Avec les sanctions qu’elle inflige à la Russie, l’Occident veut forcer Poutine à renoncer à cette guerre. Mais dans quelle mesure nuisent-elles réellement à la Russie?
À long terme, elles auront certainement un effet. Mais, en réalité, la potentielle main-d’œuvre qualifiée est le nerf de la guerre. Les pays occidentaux devraient par exemple recruter des ingénieurs russes et faciliter leur installation à l’étranger. La perte de ces personnes qualifiées serait bien plus douloureuse pour Poutine que des sanctions économiques. En outre, l’Occident pourrait profiter de ces professionnels. Car malgré la récession, il y a bien une pénurie de main-d’œuvre qualifiée.
Ces jours-ci, les médias ont dit que la Russie voulait vendre de l’or pour obtenir de l’argent. Quand la Russie sera-t-elle en faillite?
Les réserves d’or russes suffiront encore pour trois ans. Au minimum, en tout cas.
Poutine serait apparemment en train de rassembler des centaines de milliers de soldats pour lancer une nouvelle offensive de grande ampleur dans les semaines à venir. Jusqu’où les Russes iront-ils avec cette attaque?
Il est évident que le président russe prévoit une telle attaque. Mais il ne prendra ses décisions qu’au dernier moment. Tout dépendra des forces dont il disposera. Elles seront liées aux missiles que l’Ukraine recevra et à la question de savoir qui aura la maîtrise de l'espace aérien.
Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a tiré la sonnette d’alarme. Poutine pourrait selon lui déclencher une guerre nucléaire. Jusqu’où pensez-vous qu’il ira réellement?
Churchill avait déclaré qu’il fallait éradiquer tout risque de guerre nucléaire. Car dans un conflit, tant que la bombe atomique est un argument, elle devient très souvent le seul argument. Qui pourrait arrêter Poutine dans une intention suicidaire? Une guerre nucléaire n’aurait bien sûr aucun sens. On assisterait à une réponse des États-Unis, qui pourraient anéantir les troupes russes rien qu’avec des armes conventionnelles. Les familles des élites du Kremlin seraient également réduites en cendres. Tout le monde le sait.
Vous prévoyez, avec d’autres opposants connus de Poutine, de construire une nouvelle Russie. À quoi ressemblerait votre pays, sans son président actuel?
J'entrevois deux possibilités. L’une est le modèle yougoslave, dans lequel la Russie serait divisée en plusieurs États. Ce qui serait très dangereux et pourrait conduire à des conflits nucléaires, ainsi qu’à de nouvelles dictatures. Je suis donc favorable à la voie d’une reconstruction complète, ainsi qu'à l’évolution vers un modèle parlementaire et fédéraliste – à l’instar de la Suisse. Il y a un grand engouement pour ce modèle dans les villes.
Quand cela serait-il possible?
Pas avant au moins vingt ans. La Russie se trouve actuellement, en termes de développement, là où l’Allemagne était peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Comment comptez-vous procéder?
Nous devons convaincre la société russe que notre modèle est le bon. Pour ce faire, nous avons besoin des médias. Les élites doivent savoir qu’il est possible de sortir de leur situation sans qu’on leur coupe la tête. Nous voulons en outre convaincre l’Occident de ne pas utiliser les sanctions pour diviser la Russie, mais plutôt pour la reconstruire.
Dans ce pays, les médias sont contrôlés. Dans ce contexte, comment comptez-vous faire passer votre idée auprès des gens?
YouTube et les réseaux sociaux sont des voies alternatives. Nous parvenons à toucher aujourd’hui 10 à 15 millions de personnes avec nos contenus. Nous sommes aussi en contact discret avec des élites. La Russie n’est pas la Colombie, où la résistance se fait sentir dans les montagnes. La résistance russe ne sera visible que lorsque le régime vacillera.
Beaucoup d’attentes reposent sur vous. Pour construire un après-Poutine, le génie des échecs Garri Kasparov a assuré que vous étiez l’homme de la situation. Que veut-il dire par là?
Je sais comment mettre en place une nouvelle structure, pour un nouveau gouvernement. Dans l’opposition, rares sont ceux qui en ont l’expérience.
Seriez-vous prêt à assumer la fonction de président dans une nouvelle Russie et à succéder à Poutine?
Une nouvelle Russie ne doit pas avoir de président – que ce soit moi ou un autre. Tout président poursuivrait les mêmes objectifs que Poutine, et une dictature s’installerait à nouveau. Il faut rayer cette fonction.
Visez-vous un poste ministériel?
Garri sait que je ne suis pas un politicien. Je suis un manager expérimenté qui s’y connaît en gestion de crise. J’ajouterai que j’ai bientôt soixante ans. Je ne peux plus travailler quatorze heures par jour, sept jours sur sept. Je ne veux pas faire de burn-out.
Pensez-vous que Poutine se représentera aux élections de 2024?
Actuellement, c’est ce qu’il souhaite. Mais s’il perd la guerre, il ne reviendra certainement pas.
On dit que le président russe est malade. Que savez-vous de son état de santé?
Je n’en sais rien. Mais il n’est probablement pas si gravement malade.
Vous vivez depuis huit ans à Londres, où plusieurs attaques toxiques ont déjà été perpétrées contre des ennemis de la Russie. N’avez-vous jamais peur?
De nombreuses personnes exercent un métier qui les expose à des risques. C’est d’ailleurs aussi le cas des journalistes. Pourtant, ils persévèrent. Le risque fait aussi partie de mon métier.
Avez-vous déjà été victime d’une attaque?
Pas depuis que je suis sorti de prison.
Les médias affirment que le Kremlin a mis votre tête à prix pour 500’000 dollars.
Evgueni Prigojine, le chef du groupe Wagner, l’a annoncé publiquement. Cette information n’émane toutefois pas du gouvernement lui-même. Poutine aurait des méthodes plus efficaces s’il voulait me coincer.
Depuis votre sortie de prison, vous avez vécu à Rapperswil, dans le canton de Saint-Gall, mais avez déménagé à Londres après seulement un an. Pourquoi n’êtes-vous pas resté en Suisse?
La question devrait être de savoir pourquoi je suis venu dans ce pays. Voici la réponse: ma femme aime la Suisse et elle y a scolarisé les jumeaux pendant ma captivité. Lorsque j’ai été libéré, je suis donc allé vivre avec ma famille et j’ai attendu la fin de l’année scolaire. Mon bureau s’est toujours trouvé à Londres. J’ai dû faire un choix, car la loi suisse n’accepte pas qu’on soit établi dans un autre pays.
Comment la Suisse a-t-elle changé à vos yeux pendant votre captivité?
C’est un pays où presque rien ne change. Lorsque j’y suis retourné dix ans plus tard, il y avait toujours les mêmes magasins. Même les vitrines étaient les mêmes!
Comment jugez-vous le comportement de la Suisse depuis le début de la guerre?
Au début, je l’ai fortement critiqué. Je n’ai pas pu concevoir que la Suisse veuille préserver sa neutralité absolue. Même si elle n’est pas dans l’UE, elle fait partie de l’espace européen et ne peut pas – d’un point de vue moral – ignorer l’opinion européenne. Une position qu’elle a d’ailleurs entre-temps révisée: elle a finalement décidé de geler des comptes russes et d’accueillir des réfugiés ukrainiens.
À la fin de la semaine prochaine, vous ferez une apparition très attendue à la Conférence de Munich sur la sécurité. Quel message souhaitez-vous faire passer?
J’ai deux priorités. Premièrement, je veux demander aux pays occidentaux de débaucher les spécialistes russes afin d’affaiblir Poutine et de renforcer l’économie occidentale. Et deuxièmement, j’essaierai de convaincre l’Occident de regarder la Russie en tant que pays et de ne pas la laisser se désintégrer, malgré cette guerre.