*Barbara Hallensleben est directrice du Centre pour l'étude des Églises orientales à l'Université de Fribourg. Elle nous livre son analyse quant au rôle de l'église orthodoxe dans le conflit russo-ukrainien.
«Guerre et Paix»: le roman monumental de Léon Tolstoï fait partie de la littérature mondiale. Il décrit les souffrances et les aléas de la campagne de Russie de Napoléon. La guerre est «la chose la plus horrible de la vie», lit-on – surtout lorsqu'elle est célébrée par le vainqueur avec des messes et des «actions de grâce». La Grande Guerre patriotique (1941-1945) contre l'invasion nazie est profondément enracinée dans la mémoire collective russe. Le nombre de victimes de l'Union soviétique de l'époque grimperait jusqu'à 40 millions. Mais la ténacité victorieuse de la défense russe a marqué la fin du régime adverse, et libéré l'Europe d'Hitler.
Aujourd'hui, c'est la Russie elle-même qui déclenche une guerre abominable contre l'État indépendant voisin, l'Ukraine. Pendant ce temps, les yeux du monde entier sont tournés vers le patriarche Kirill de Moscou. Il est le chef d'une Église dont les communautés vivent des deux côtés du front, et dont les fidèles, en tant que soldats, sont désormais contraints de se tirer dessus. Comment le patriarche peut-il se traire?
Il devient insupportable qu'il ne condamne pas la guerre avec toute la fermeté voulue. Le monde occidental n'est pas le seul à être horrifié: les fidèles orthodoxes de l'Eglise de Moscou en Ukraine, et partout dans le monde, commencent eux aussi à prendre clairement leurs distances.
L'Eglise orthodoxe russe en Ukraine a son propre chef, le métropolite Onufrij. Avec son synode, il a demandé au patriarche Kirill d'obtenir du président Poutine la fin immédiate de «l'effusion de sang fratricide». L'Eglise orthodoxe est ainsi confrontée à une rupture.
L'Eglise orthodoxe russe est impliquée dans la guerre
Cette guerre est celle de Poutine. Il a cessé d'agir en tant qu'homme politique ayant une responsabilité envers son peuple, et semble vouloir se poser désormais en figure historique mondiale. Non, la guerre n'a pas été initiée par l'Eglise orthodoxe russe. Cette dernière y est cependant impliquée.
Non seulement en Russie, mais dans l'ensemble de l'orthodoxie, où la relation entre l'Église et l'État est vécue différemment des cultures de l'Ouest. Les églises locales orthodoxes sont principalement des églises «nationales», entretenant un lien avec les gouvernements nationaux respectifs. Cela rapproche de nombreuses églises du gouvernement en place, et génère des conflits politiques en de nombreux endroits.
Dans la première phase qui a suivi l'effondrement du régime soviétique, les églises ont joué un rôle éminemment important. Leurs innombrables martyrs et résistants leur donnaient une crédibilité morale. L'État a dès lors misé sur le soutien de l'Église pendant la dure période de la Perestroïka, et l'a soutenue de diverses manières.
Mais les temps ont changé: l'influence véritable de l'Eglise orthodoxe russe sur la vie publique est désormais minime. Car un dirigeant totalitaire fait aujourd'hui danser cette église à son rythme. Si elle participe à cette mise en scène et ne prend pas rapidement et clairement ses distances, elle sera entraînée dans l'abîme, avec le régime.
Les éléments ecclésiastiques servent de propagande de guerre
La situation ecclésiastique en Ukraine offre l'un des prétextes. à l'invasion russe Une nouvelle «Église orthodoxe d'Ukraine», dont le chef est le métropolite Epiphanij, y a été fondée en 2019 à l'initiative du chef d'Etat Porochenko par le patriarche de Constantinople, Bartholomée.
Comme des groupements qui ne sont pas non plus reconnus ecclésialement par d'autres Eglises orthodoxes sont entrés dans cette structure, l'initiative n'a pas conduit à la réconciliation d'une Église nationale indépendante, mais à de nouveaux clivages. Bien qu'il eût été plus facile, à l'époque, de rejoindre la nouvelle Église, presque toutes les paroisses de l'Église orthodoxe russe ont choisi de rester attachées à Moscou. Cette déstabilisation ecclésiastique en Ukraine rend aujourd'hui la réconciliation plus difficile.
Le silence de Kirill est lié à son historique
Ce qui retient le patriarche Kirill de prendre position, c'est peut-être aussi son historique personnel. Ayant grandi à l'époque des persécutions des chrétiens sous le régime soviétique, il a vu plusieurs membres de sa famille mourir en raison de leur fidélité à Dieu. Pour lui, les ravages causés par une idéologie communiste impie se répètent dans un monde séculier «sans Dieu», dont le système de valeurs libérales lui apparaît comme une menace pour l'âme humaine et son salut.
Aucun de ces prétextes ne peut être utilisé pour justifier une guerre, qui est profondément contraire à toute humanité. C'est ici que commence un autre chapitre pour les Églises, en tant que voix prophétiques et diaconales de la paix et de la proximité de Dieu avec les hommes.
En Ukraine, les prêtres et les laïcs assistent jusqu'à l'épuisement les victimes de la guerre. Les églises sont ouvertes 24 heures sur 24 et offrent non seulement une aide matérielle, mais aussi un réconfort et une assistance spirituelle aux croyants et non-croyants ces temps sombres. Les églises, y compris dans les pays limitrophes, s'engagent sans relâche dans l'aide aux réfugiés, souvent plus rapidement et de manière moins bureaucratique que les autorités locales. Les frontières entre confessions et religions s'estompent face à une solidarité humaniste.
En avons-nous fait assez pour l'Église orthodoxe?
Au milieu du chaos de la guerre, les églises sont aussi un signe lumineux d'espoir pour l'après-guerre. La Russie n'est pas Poutine, et l'Église orthodoxe russe n'est pas Kirill. Dans l'Église et dans la société, il y a en Russie des gens qui, malgré les mécanismes de contrôle totalitaires, sont en résistance contre Poutine, et qui ont besoin de toute les solidarités possibles pour construire une Russie d'après-guerre, une Église orthodoxe russe d'après-guerre.
Peut-être n'avons-nous pas fait assez pour convaincre l'Église orthodoxe russe, «après la chute du communisme», de la fiabilité des partenaires occidentaux, et de la crédibilité de leur style de vie chrétien?
Plus globalement, en avons-nous fait assez pour permettre à l'Ukraine de jouer son rôle de pont entre les cultures de l'Est et de l'Ouest?
(Adaptation par Lliana Doudot et Daniella Gorbunova)