Cette interview est republiée en vue de l’élection présidentielle française de ce dimanche.
L’élection présidentielle française aborde sa dernière ligne droite. Ce dimanche, dans un moment aussi solennel que traditionnel, les Français verront les visages des deux candidats qualifiés pour le second tour s’afficher sur leurs écrans. À quatre jours d’un scrutin marqué par la guerre en Ukraine, l’incertitude plane. Qui va défier Emmanuel Macron, dont la présence lors du face-à-face du 24 avril ne fait guère de doute? Marine Le Pen pour un remake de 2017, Éric Zemmour pour un duel inédit ou l’épouvantail Jean-Luc Mélenchon pour un brassage des cartes?
Un «accident électoral» n’est pas exclu, assure Richard Werly. Le correspondant du «Temps» à Paris analyse pour Blick - qu’il rejoindra à partir du 1er mai - les forces en présence lors de cette semaine fatidique qu’il va passer au cœur du pouvoir. L’occasion d’évoquer avec ce Franco-Suisse et fin connaisseur de l’Hexagone son ouvrage «La France contre elle-même: De la démarcation de 1940 aux fractures d'aujourd'hui», paru il y a quelques jours aux éditions Grasset.
À J-5, comment est la température en France?
La chose qui me frappe, c’est qu’il plane au-dessus du pays le spectre de l’accident électoral. Je ne sais pas si tout le monde le souhaite, mais en tout cas tout le monde en parle. Le fait que ce parfum flotte prouve deux choses. D’abord, le résultat n’est pas encore acquis, et c’est bon pour la démocratie. Ensuite, toutes les colères, les énervements et les frustrations montrent que les Français n’ont pas trouvé du grain à moudre dans cette campagne.
Pourtant, les sondages semblent relativement figés…
Je m’inscris en faux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la situation est loin d’être figée. L’accident électoral peut arriver, notamment si l’abstention est massive. Ensuite, et c’est un paramètre fondamental de cette élection de 2022, la guerre en Ukraine a fait que les programmes ont complètement disparu. Qui peut dire quelles sont les grandes mesures de Jean-Luc Mélenchon ou Valérie Pécresse? Et que retient-on d’Éric Zemmour à part ses incantations contre l’immigration? Bien sûr, les candidats avancent leurs arguments lors des meetings. Mais l’aspect programmatique est gommé par la situation internationale, et par la bataille des personnalités.
Quelles sont les conséquences de ce combat de personnalités?
La situation actuelle, entre la guerre en Ukraine ou les problèmes énergétiques pour ne citer que ces enjeux, font que la marge de manœuvre pour gouverner la France sera très limitée. Il sera très difficile de mettre en place un programme, c’est plutôt l’actualité qui va dicter l’agenda. Or, dans ce combat de personnalités, Marine Le Pen est sans doute celle qui a su le mieux tirer son épingle du jeu dans ce sprint final.
Comment l’expliquez-vous, alors que son personnage est archi-connu des Français?
Les circonstances l’ont rendue sympathique. Ses principaux adversaires ont joué leur carte habituelle: Éric Zemmour la carte du polémiste, Emmanuel Macron la carte du professionnel qui a présidé la France durant cinq ans au milieu de la tourmente de la pandémie, Jean-Luc Mélenchon la carte du révolutionnaire moderne… C’est le tableau que l’on attendait. Ce que l’on avait moins vu venir, c’est une Marine Le Pen qui a su se réinventer comme candidate du bon sens populaire. Jusqu’ici, elle était calée sur les thèses qu’Éric Zemmour lui a emprunté: souverainisme et rejet de l’immigration. Mais la cheffe de file du Rassemblement national a eu l’intelligence de comprendre qu’elle ne pourrait jamais se faire élire, et espérer briser le «plafond de verre électoral» sur ce filon xénophobe et nationaliste.
Est-ce que le fait qu’elle se soit fait dépasser par la droite par Éric Zemmour n’a pas contribué à la rendre plus «présidentielle»?
C’est un peu des deux. La montée en puissance d’Éric Zemmour l’a obligée à réfléchir sur son programme, certes, mais elle a aussi beaucoup travaillé sur elle-même. Marine Le Pen a ruminé son débat raté contre Macron en 2017, elle aura su en tirer les conséquences. Elle a planché sur ses propositions et sur son rapport avec les électeurs.
À l’inverse, comment expliquer cette apparente panne d’Éric Zemmour, du moins dans les sondages?
La prudence est de mise: il pourrait y avoir une surprise. Il ne faut pas exclure qu’il y ait un vote caché pour Éric Zemmour, lié à l’autocensure de ses électeurs dans les enquêtes d’opinion. Après tout, le candidat de «Reconquête!» fait le plein dans ses meetings. Pour moi, Éric Zemmour n’a toutefois pas perdu sur toute la ligne: son premier pari, être au second tour, il risque fort de le rater. Mais s’il termine devant Valérie Pécresse, son deuxième pari, alors ce sera tout de même une victoire. Faire exploser Les Républicains et obliger la droite de gouvernement à composer avec lui sera une réelle victoire pour celui qui a toujours fait de l’Union des droites un objectif.
Mais tout de même, on le voyait longtemps avoir ses chances pour défier Macron…
J’ai une théorie que les médias français me reprochent, mais que j’assume: jusqu’à la guerre en Ukraine, il y avait selon moi une volonté assez répandue des médias audiovisuels de l’avoir au second tour. Ou du moins une forte tentation médiatique d’un débat entre Macron et Zemmour, qui aurait changé de celui avec Marine Le Pen d’il y a cinq ans. Le hic, c’est qu’Éric Zemmour a doublement perdu avec la guerre en Ukraine. Les médias ont pris peur en se disant qu’il était trop sulfureux. Ils ont pris conscience du côté obscur du candidat. Et celui-ci n’a pas rassuré avec des phrases maladroites vis-à-vis des Ukrainiens. Tout son discours sur l’immigration s’est d’ailleurs retourné contre lui. Il est passé d’un vent dans le dos à un vent de face.
Pourtant, la proximité avec Vladimir Poutine aurait aussi pu coûter cher à Marine Le Pen…
Marine Le Pen a eu cette énorme intuition politique de condamner Vladimir Poutine tout de suite. Contrairement à Éric Zemmour, elle a senti que le vent tournait et que les Français n’accepteraient pas ça. Marine Le Pen version 2022 est devenue plus pragmatique et moins idéologue, alors qu’Éric Zemmour en est un. Elle a aussi compris qu’il fallait accueillir les Ukrainiens. Enfin, je note que les casseroles qu’elle avait avec Poutine étaient certes sérieuses, mais elle pouvait les remettre dans un contexte: elle a longtemps fréquenté les nationalistes européens à Bruxelles. Elle a pu dire que c’était logique, qu’elle avait une légitimité démocratique à défendre ces positions souverainistes et illibérales à une époque, puisqu’elles sont représentées à Bruxelles et Strasbourg.
Quid de celle qui devait être l’autre grande dame de ce scrutin, Valérie Pécresse, et qui n’a visiblement pas su fédérer la droite?
Elle a surpris en remportant l’investiture, mais elle n’est pas parvenue à confirmer en gagnant le parti, si je puis dire. Même si ses ex-adversaires se sont ralliés à son panache, cela n’a pas suffi pour convaincre les électeurs. On pourrait dire qu’elle a gagné de manière arithmétique, mais pas politique. Il y a plusieurs raisons à cela: d’abord, cette campagne montre qu’elle manque cruellement de charisme ou de leadership. Ensuite, elle avait un «sillon» politique très étroit, entre son aile droite représentée par Eric Ciotti et la tentation de son électorat modéré pour Emmanuel Macron. Et enfin, elle a joué la mauvaise carte avec son programme de remise en ordre des finances publiques. Venir dire à des Français qui luttent pour leur pouvoir d’achat ou finir le mois qu’il faut se serrer la ceinture, ce n’est pas payant.
Et Emmanuel Macron dans tout cela? Que pensez-vous de son attitude de planer au-dessus de la campagne?
J’étais à son meeting samedi, et son choix est clair: il a opté pour la carte du professionnel. On le voit à ses présentations très longues où il détaille les dossiers. Il veut prouver sa maîtrise, être dans la compétence plutôt que dans l’anathème. Il veut être le candidat des Français raisonnables. La question est donc: est-ce que les Français se montreront raisonnables? S’ils le sont, il aura un score meilleur que les sondages.
Terminons ce tour d’horizon avec Marion Maréchal. La nièce de Marine Le Pen a-t-elle fait le mauvais choix en prêtant allégeance à Éric Zemmour?
Je le pense, et c’est une erreur que je ne m’explique pas. Pour tout vous dire, je ne pensais pas du tout qu’elle allait se rallier à Éric Zemmour. Je me suis trompé, mais je peux tenter de l’expliquer. Il y a une réalité géographique: elle est députée du Vaucluse, a été candidate pour la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Son univers «sudiste», c’est celui d’Éric Zemmour, contrairement à Marine Le Pen qui est élue à Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais (nord). Il y a aussi le fait, difficile à attester, qu’elle voulait «tuer le père», en l’occurrence tuer la tante pour exister par elle-même. Mais il y a fort à parier qu’elle ne l’ait pas fait au bon moment et qu’elle s’en mordra les doigts.
Prenons un peu de recul avec votre livre. Beaucoup de recul même, puisque vous remontez à 1940 et à la démarcation. Pourquoi ce choix?
La Genèse de cet ouvrage remonte à 2018. J’interviewais Éric Zemmour pour «Le Temps», et celui-ci m’assurait que la France était menacée de disparition à cause de son fameux «grand remplacement». Je me suis dit: «Et si c’était vrai?» J’ai donc choisi de revenir à la dernière fois où la France était menacée, durant la Seconde Guerre mondiale, pour enquêter. Et cette idée rejoignait aussi mon parcours personnel. J’ai grandi dans la Nièvre (Centre) avec ma mère, j’ai connu des survivants qui avaient fait passer la ligne de démarcation. On a tendance à oublier ces histoires, mais elles sont le passé de la France.
Vous écrivez au terme de votre enquête que la France est «empêchée d’être elle-même». Que voulez-vous dire par-là?
Les Français tels qu’ils sont ont un problème avec le système, avec leur «pays réel». L’organisation bureaucratique est devenue bien trop éloignée de leur réalité, c’est cela que je veux exprimer quand j’écris qu’ils sont empêchés d’être eux-mêmes. À chaque fois qu’on leur pose la question s’ils veulent davantage de démocratie directe, ils disent massivement oui. Ils aimeraient se prononcer.
Les Français ne sont donc pas assez écoutés par leur gouvernement?
Je vous donne un exemple: à l’issue de la crise des «gilets jaunes», les Français ont été invités à participer à un grand débat national. Ils ont rempli des centaines de milliers de cahiers de doléances, un immense projet qui n’a pas accouché sur grand-chose. Le système d’aujourd’hui n’apporte pas de réponses aux préoccupations de la population.
Allez-vous jusqu’à estimer, comme Jean-Luc Mélenchon, que la Ve République a fait son temps? Vu de Suisse, cette monarchie présidentielle paraît bien anachronique.
Ce système, les Français l’aiment! Il ne faut pas oublier que le fantôme du Général de Gaulle continue de peser sur la France. Les Français adorent cette élection présidentielle, élire leur président au suffrage universel. Cela se traduit dans la participation, qui est presque toujours la plus élevée. Ils n’auraient pas, je crois, le goût d’un parlementarisme à la Suisse.
Qu’est-ce qui manque, alors?
Des soupapes démocratiques. Plutôt que de parler de VIe République, il faudrait ajouter des moteurs à la Ve, ou plutôt changer le filtre à air. En termes concrets, cela veut dire rajouter des référendums au niveau local, instaurer une vraie décentralisation. Conférer au Parlement des réelles compétences élargies. Dans son imagerie, la Ve République convient bien aux Français, mais elle n’a simplement pas été modernisée, notamment en termes de démocratie directe et d’expression populaire. L’idée d’avoir un chef élu pour cinq ans dans son Palais de l’Élysée peut paraître anachronique, mais elle est loin de choquer les Français. Bien au contraire.
Pourtant, on a l’impression que les Français sont perpétuellement en colère. Est-ce une vue de l’esprit?
Les colères sont réelles, elles peuvent être extrêmement intenses, mais elles durent rarement. Revenons à notre exemple des «gilets jaunes», qui a débouché sur un grand débat national. Les Français ont envie et ont besoin de débattre. En Suisse, et plutôt en Suisse alémanique, on a tendance à penser que le débat est une perte de temps. C’est tout le contraire en France, où le débat est la solution aux yeux des Français.
Ce n’est donc pas un pays ingouvernable comme on l’entend parfois?
Je ne le pense pas. Il ne faut pas oublier que les colères françaises sont souvent dirigées contre un système qui étouffe plutôt que contre les politiques. La population est la victime collatérale du système politique et économique dans l’impasse. Les Français ont besoin de s’exprimer, de pouvoir débattre. Ce n’est plus un pays que l’on peut gouverner de manière complètement centralisée comme avant. Je préfère le dire ainsi.
Presque tous les habitants de la France actuelle n’étaient pas nés en 1940. Comment expliquer que des clivages aient traversé les époques?
Ce ne sont pas vraiment des clivages, c’est un volontarisme. C’est l’extraordinaire empreinte que cette époque garde encore sur les Français. Ce que je retiens de tout le périple que j’ai effectué. La population a fait preuve de résilience, de résistance. Je ne parle pas ici de la résistance militaire et armée; je veux évoquer par-là la force intérieure galvanisante qui se dégage du pays. C’est d’autant plus frustrant que le pays se démobilise au travers de ses combats intérieurs.
Pourquoi cette énergie ne se matérialise-t-elle plus?
On oublie souvent, depuis Paris, qu’une grande partie de la France est «immobile», au sens ou elle ne change guère et n’aspire pas à changer. En Suisse, on connait cette vertu de l’immobilisme. Tous les discours visant à faire «changer les Français», à réformer de force le pays, sont des mauvaises idées. C’est la France elle-même qui accepte de changer ou non, le gouvernement ne doit pas essayer de transformer le pays à la place de la population. Il faut arrêter les illusions.
Quel rôle peut jouer le centre géographique du pays, traversé par cette fameuse ligne de démarcation que vous avez suivie?
Pendant très longtemps, cette région a été le socle du pays, de la République. Aujourd’hui elle ne l’est plus, parce que les métropoles et régions périphériques ont pris le relais. C’est un mauvais signe, car cette nouvelle France est prompte aux convulsions, bien moins solide que cette France rurale du centre du pays. Il faut que ces régions rurales et paisibles, dures au mal, capables de traverser les épreuves, reprennent leur rôle et leur importance pour que le pays retrouve cette solidité et cette sérénité.