L'analyse de Bertrand Badie
Ce que l'Europe a déjà perdu à cause de la guerre en Ukraine

Spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie intervient ce samedi aux rencontres Orient-Occident du Château Mercier à Sierre (VS). Son analyse sur l'Europe à l'épreuve du conflit en Ukraine? «Dans cette guerre mondialisée, nous avons déjà perdu beaucoup.»
Publié: 15.10.2022 à 11:16 heures
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Dernière mise à jour: 15.10.2022 à 11:32 heures
Devant les eurodéputés à Strasbourg le 14 septembre 2022, la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen a promis, dans son discours annuel sur l'Etat de l'Union, «de continuer à soutenir fermement l’Ukraine et sa population».
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Richard WerlyJournaliste Blick

Attention, danger maximal pour l’Europe et les Européens! L’avertissement est formulé par l’universitaire français Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, et auteur du «Temps des humiliés» (Ed. Odile Jacob), livre consacré au poids de l’humiliation dans les rapports de force entre puissances.

Un avertissement que beaucoup d’experts partagent depuis le début de la guerre en Ukraine, mais que l’intéressé détaille: «La lucidité impose de reconnaître que l’Europe risque de sortir grande perdante de ce conflit. Surtout lorsqu’on place celui-ci dans sa dimension internationale. Nous n’assistons pas à une guerre mondiale, mais mondialisée, car elle touche tout le monde alors que les hostilités sont géographiquement limitées. C’est donc la mondialisation qui est touchée et, dans ce contexte, l’Europe perd deux fois. Elle est perdante sur le plan politique et militaire, puisque dominée par les Etats-Unis sur son propre continent. Et elle risque de perdre très gros sur le plan économique.»

Invité des rencontres Orient-Occident à Sierre (VS)

Bertrand Badie est, ce samedi, l’un des invités vedettes des Rencontres Orient-Occident du Château Mercier à Sierre (VS). Son sujet justement? L’avenir de l’Europe. Or le professeur de Sciences Po à Paris est pessimiste: «On doit admettre que les 27 pays-membres de l’Union européenne ont jusque-là su réagir de manière intégrée et solidaire sur les questions énergétiques, à la manière de ce qui s’est passé lors de la crise du Covid. Mais dès que l’on prend du recul, et que l’on s’éloigne du seul sujet de la mutualisation des ressources énergétiques, on est loin d’une diplomatie aussi unie.»

«La distance reste très grande entre la Pologne et les Etats baltes d’un côté la Hongrie de l’autre, les pays d’Europe centrale et ceux du versant occidental. L’idée de défense européenne, sans cesse évoquée, est en réalité plus que jamais reléguée face à l’OTAN, cette Alliance qui efface, de facto, l’identité européenne sur le plan militaire. Le bilan, depuis l’agression russe du 24 février, n’est pas désastreux. Mais très préoccupant», précise le chercheur.

La clé se trouve dans les pays du Sud

Qui décidera de l’issue finale, sur le plan géopolitique? Les pays du «sud global» selon Bertrand Badie. Ceux dont les Européens ont absolument besoin comme partenaires économiques. «La clé finale de ce drame va résider dans la capacité, ou l’incapacité, de l’Union européenne à établir de vraies relations de partenariat avec ces pays qui se profilent aujourd’hui comme les arbitres de la situation.»

Le professeur s’interroge: «Au-delà de la Chine, comment allons-nous parler demain à l’Inde, au Pakistan, à l’Afrique du Sud et à de plus en plus de pays africains? Pour le moment, la confiance n’est plus au rendez-vous. La coalition anti-Russie, aux côtés des Etats-Unis, et la poursuite de la guerre, fait payer très cher ce conflit à des populations dépendantes de l’aide alimentaire et de la mondialisation.»

Quid des valeurs européennes?

Et les valeurs européennes? Ne sont-elles pas en jeu en Ukraine? Faire face à la Russie par l’envoi d’armes aux Ukrainiens, n’est-ce pas défendre la démocratie, comme l’expliquait dans Blick un autre invité des rencontres Orient-Occident, l’ancien eurodéputé vert Daniel Cohn-Bendit? «J’aimerais bien que l’équation soit pure, poursuit Bertrand Badie. Mais elle est entachée de nombreux accrocs. On voit d’abord que la construction démocratique à l’intérieur même de l’Union européenne n’est pas aussi accomplie qu’on le dit, à en juger par les dérives autoritaires en Pologne et en Hongrie. On constate aussi la montée, partout, du national populisme. Et c’est encore plus grave si l’on regarde l’histoire des relations internationales de l’Europe et de l’Occident. Lesquels, dans le passé, ont généralement fait bon compte du droit international dans leur politique d’intervention. Libye. Irak, etc... Doit-on aussi rappeler que les Occidentaux s’accommodent de régimes qui n’ont rien à envier à la Russie sur le plan des droits de l’homme? Egypte, Arabie Saoudite… Chassons de notre tête cette idée des démocraties d’un côté, des dictatures de l’autre!»

Assurance tous risques

Le résultat: «Le syndrome qui paralyse les Européens aujourd’hui est celui de l’assurance tous risques, conclut Bertrand Badie, qui vient tout juste de publier son autobiographie très politique «Vivre deux cultures. Comment peut-on naître franco-persan?». La défense coûte très cher. L’OTAN, dominée par les Américains, apparaît donc comme la panacée la plus efficace et la moins coûteuse. On prend cette assurance et on adopte, sur le plan diplomatique, une stratégie de repli, dès lors que nous croyons disposer d’une protection. Le danger qui menace les Européens aujourd’hui, c’est l’embastillement. On s’isole de ceux avec lesquels il faudrait parler.»


Retrouvez ici le programme des 10e édition des Rencontres Orient-Occident de Sierre (VS).

A lire: «Vivre deux cultures. Comment peut-on naître franco-persan?» de Bertrand Badie (Ed. Odile Jacob)

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