Daniel Cohn-Bendit reste optimiste. A 77 ans, l’ancien eurodéputé vert croit en la capacité de l’Union européenne à tenir le choc de la guerre en Ukraine. A condition de ne pas se fracturer en raison de la crise énergétique. Et de savoir tenir son rang aux côtés des Etats-Unis et face à la Russie de Vladimir Poutine.
La guerre en Ukraine pose une question simple et redoutable pour l’Union européenne: celle de la puissance. L’UE peut-elle, face à la Russie, consolider son intégration et ne pas se fracturer sous les pressions, y compris celles exercées par l’hyperpuissance américaine, dont les armements dominent le champ de bataille?
Il faut être honnête et arrêter les accusations infondées. En Ukraine, face à la Russie de Vladimir Poutine, les Etats-Unis et l’Europe ont besoin l’un de l’autre. Les opposer n’a aucun sens. Les Américains seraient incapables d’être aussi solidaires de l’Ukraine sans l’appui des Européens. Et nous avons besoin, tous les chiffres le prouvent, de l’appui militaire américain pour tenir tête à l’armée russe.
Le danger, pour l’Union, est de se laisser empoisonner par des polémiques qui, le plus souvent, sont nourries par un antiaméricanisme chronique. Je le constate en France lors des débats auxquels je participe. L’enjeu est pourtant simple et il n’y en a qu’un: il faut renforcer les capacités européennes à la faveur de cette guerre en Ukraine. Notre économie peut concurrencer celle des Etats-Unis. Nos capacités militaires en revanche ne sont pas comparables. Si nous n’en tirons pas les leçons tout de suite, nous ne serons jamais capables d’intervenir lorsque d’autres tragédies surviendront sur notre continent. Est-ce cela que nous voulons? Une Europe désarmée, incapable de se défendre?
Sauf que les peuples ne semblent pas d’accord. Une bonne partie des Européens réclame aujourd’hui des négociations. Le retour de la paix ne devrait-il pas être la priorité absolue?
Il s’agirait de négocier quoi avec Poutine? Arrêtons donc de nous illusionner et regardons les choses en face: si Poutine gagne, l’Europe sera en point de mire. Or si nous baissons la tête, il aura gagné. Il faut bien comprendre cela. Les réticences des sociétés vont de pair avec l’égoïsme dont certains Etats se font les haut-parleurs. La vérité est que notre avenir européen est en train d’être façonné, qu’on le veuille ou non, par cette guerre en Ukraine et par la résistance des Ukrainiens. De ce conflit sortira une autre Europe.
Cette autre Europe aura-t-elle les contours de la Communauté politique européenne qui s’est pour la première fois réunie le 6 octobre à Prague, avec le Royaume-Uni, la Suisse, la Turquie et d’autres pays voisins?
Cette Communauté politique européenne est pour moi la préfiguration d’une communauté de défense. Elle agrège les pays qui, face à la Russie et à d’autres menaces, ont intérêt à s’allier et à se rapprocher de l’Union européenne. La présence du Royaume-Uni est de ce point de vue indispensable. Et il faut bien comprendre que la Turquie, aussi difficile à gérer soit-elle, y a aussi logiquement sa place. Ce pays est membre de l’OTAN. Nous devons gérer cette contradiction turque. Tout comme nous devons gérer une autre contradiction: fin 2019, Emmanuel Macron avait raison de parler de la mort cérébrale de l’OTAN alors qu’aujourd’hui, les circonstances ont rendu incontournable cette coalition militaire autour des Etats-Unis. L’impératif pour moi est que l’Europe sorte renforcée de ce conflit.
Et cela, c’est possible malgré la résistance du bloc «illibéral», ces pays comme la Pologne ou la Hongrie qui s’opposent régulièrement à Bruxelles et refusent l’application du droit communautaire?
Ce bloc «illibéral»… n’est pas un bloc. Vous aurez d’ailleurs remarqué que depuis sa victoire électorale en Italie, Giorgia Meloni, pourtant proche de Viktor Orbán, se garde bien de s’afficher avec lui. Pourquoi? Parce que la cheffe du parti a compris qu’elle doit coller à l’Union européenne. Elle est allée jusqu’à demander à l’actuel président du conseil Mario Draghi de la conseiller. Elle a besoin de l’argent de Bruxelles. L’Italie ne m’inquiète pas à court terme. Je n’y vois pas de tentation «illibérale».
Autre nuance de taille: tout oppose la Pologne et la Hongrie sur la guerre en Ukraine. Varsovie est alignée sur Washington. Budapest rêve de renouer avec Moscou. La vérité est que le premier ministre hongrois Viktor Orbán est aujourd’hui isolé. Ma conviction est que les forces qui tiennent l’Union européenne debout, sont en train de se renforcer. Les peuples sont d’ailleurs divisés. D’un côté, une partie de l’électorat vote pour des partis nationaux populistes. De l’autre, ces mêmes peuples ne veulent surtout pas voir leur pays quitter l’UE et ils réclament au contraire plus de solidarité européenne. La question est de savoir qui peut prendre l’initiative, qui peut mener ce navire communautaire. Pour le moment, beaucoup repose encore une fois sur la France et sur l’Allemagne.
Paris et Berlin ont-ils les moyens de prendre ces initiatives et de faire face ensemble aux défis posés par la guerre en Ukraine, y compris sur le plan énergétique?
Une bonne partie de la réponse se trouve en Allemagne. C’est là que la grande erreur stratégique a été faite, en misant tout sur le commerce avec la Russie dans l’espoir que ces échanges allaient arrimer Moscou à l’UE. Cette erreur-là, les Allemands la paient cash aujourd’hui, et ils l’ont compris. Mais là aussi, je suis optimiste.
Le flottement de ces derniers mois est passé. Ce sont les Ukrainiens qui redéfinissent la politique européenne. Les sociaux-démocrates allemands ont saisi qu’ils ont fait des erreurs. La dépendance énergétique de l’Allemagne envers la Russie a ouvert la porte au pire. Le chancelier Scholz est en train de rompre complètement avec cette politique des années Merkel-Schröder. Il s’agit maintenant, pour lui, de rebattre complètement les cartes.
Y compris sur le nucléaire, comme le réclame la France?
L’Allemagne ne peut pas retourner au nucléaire. Je n’y crois pas. Ce n’est pas possible. L’on peut discuter des conditions dans lesquelles le pays est sorti de l’atome. L’on peut aussi discuter de la décision prise par l’actuel gouvernement de prolonger la durée de vie des centrales de trois à huit mois. Mais revenir au nucléaire, non. Il faudrait pour cela, au Bundestag, une majorité absolue de droite, chrétienne-démocrate et libérale. Economiquement en plus, ce n’est pas faisable aujourd’hui. Il faut savoir de quoi on parle. Construire de nouvelles centrales prendra entre six et huit ans. L’objectif et la seule issue, c’est l’accélération de la production d’énergies renouvelables.
La France est de nouveau en prise avec un mouvement de grèves. Vous venez de la gauche. Vous avez porté les couleurs du parti écologiste. Comment jugez-vous la gauche française actuelle?
La difficulté de la gauche française est qu’elle n’est pas encore entrée dans le XXIe siècle. Sa vision de la politique est dépassée. Elle est le produit d’une société radicalisée et balkanisée, alors que le courage, aujourd’hui, consiste à oser des alliances et des compromis politiques. Prenez l’Italie: l’incapacité du centre gauche à mener une union a permis à l’extrême droite d’accéder au pouvoir. En France, Jean-Luc Mélenchon se trompe lourdement s’il croit que sa logique de l’affrontement permanent l’emportera. Si la gauche française ne forge pas les compromis indispensables, Marine le Pen sera en position de force pour la présidentielle de 2027.
Remerciements à Luisa Ballin
Daniel Cohn-Bendit interviendra samedi 15 octobre aux rencontres Orient-Occident du Château de Sierre (VS) lors d’une rencontre avec le politologue français Bertrand Badie. Richard Werly animera la conversation.
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