La découverte, samedi 2 avril, de nombreux cadavres à Boutcha, une petite ville au nord-ouest de Kiev, a entraîné un tollé international. L’Ukraine a accusé l’armée russe, qui s'est récemment retirée de cette localité, d’être à l’origine d’un massacre de civils, ce que Moscou dément. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses publications affirment, images à l’appui, qu’il s’agit d’une «mise en scène» des forces ukrainiennes. Mais des journalistes AFP sur place confirment la présence de nombreux cadavres dans les rues de la ville, et les images utilisées ne prouvent pas qu’il s’agit de «figurants» qui bougent.
Sur son compte Telegram, suivi par près de 200'000 abonnés, le ministère russe de la Défense a partagé le 3 avril une vidéo d’une vingtaine de secondes, accompagnée de l’analyse suivante: «Ce qui est faux: Les militaires russes ont quitté Boutcha, en laissant de nombreux morts parmi les civils. La réalité: la vidéo avec les corps laisse perplexe, un des 'corps' à droite bouge sa main.»
Ces accusations de manipulation ont rapidement essaimé sur les réseaux sociaux dans une multitude de langues, certains évoquant de «soi-disant crimes de guerre». «Après le passage de la voiture devant les corps étendus sur le sol nous voyons dans le rétroviseur un figurant qui se relève», écrit le 3 avril un internaute français sur Twitter en partageant la même vidéo.
D’où vient la vidéo?
Filmées depuis un véhicule faisant partie d'un convoi de militaires ukrainiens, les images montrent de nombreux corps, au sol, le long d’une route au milieu des maisons et des trous d’obus. On peut trouver la vidéo publié le 2 avril sur la chaîne YouTube de la télévision Ukrainienne Espreso TV. La journaliste présente ces images comme une preuve des «atrocités commises par les occupants russes à Boutcha».
Il est également possible d’en trouver une version plus longue, cette fois avec du son et une meilleure qualité d’image, publiée le même jour sur le compte Twitter du ministère ukrainien de la Défense. Il affirme que les images montrent des «civils exécutés de manière arbitraire».
Des corps qui bougent?
Dans les publications trompeuses, la vidéo est ralentie et de mauvaise qualité. Mais, comme l’ont repéré de nombreux internautes (1,2,3), en regardant attentivement la séquence en meilleure qualité, ces corps ne bougent pas. Le premier homme à droite de la vidéo ne lève pas sa main, il s’agit en réalité d’une goutte sur le pare-brise du véhicule qui filme la scène.
Le 2 avril, une première équipe de l’AFP est arrivée dans cette rue de Boutcha à environ 15h30 locales. «Dès notre arrivée, nous avons pu voir que la rue était jonchée de cadavres», a expliqué Danny Kemp, reporter. Nous avons comparé la séquence virale avec les images prises par l’AFP sur place. Plusieurs éléments visuels permettent de s’assurer qu’il s’agit de la même scène.
Attention, les clichés qui suivent contiennent des images perturbantes, notamment de cadavres.
Nous avons entouré dans les images ci-dessous en rouge le corps de la victime et en vert les éléments qui correspondent: le véhicule endommagé, le poteau en arrière plan et le trottoir.
Danny Kemp nous a transmis deux clichés qu’il a pris lui-même le 2 avril, le jour de la découverte des corps.
Et deux autres photos de l’AFP, prises un jour plus tard lors de la venue sur place d’une seconde équipe, montrent des employés municipaux de Boutcha qui s’apprêtent à placer ce même corps dans une housse mortuaire.
Concernant le «figurant qui se relève» évoqué dans certaines publications, il apparaît à deux reprises, sur le sol et 2 secondes plus tard dans le rétroviseur du véhicule dans la vidéo du 2 avril.
Mais lui aussi a été photographié le 3 avril par l’AFP, soit 24 heures plus tard, dans la même position et au même endroit.
Le 2 avril, «nous avons parcouru toute la rue deux fois. Nous avons compté les corps […]. À aucun moment nous n’avons vu l’un d’eux bouger», a précisé Danny Kemp. «Ils avaient une peau cireuse et jaunâtre et des doigts raides, certains ayant des ongles décolorés […] Ils étaient clairement morts depuis plusieurs jours, sinon plus», a-t-il détaillé.
Ce que l’on sait des morts de Boutcha
Boutcha, petite ville au nord-ouest de Kiev, a été occupée par l’armée russe dès le 27 février, restant inaccessible pendant plus d’un mois. Les bombardements y ont cessé jeudi 31 mars et les forces ukrainiennes n’ont pu complètement y pénétrer qu’il y a quelques jours. L’Ukraine a accusé les Russes d’être responsables de ces nombreux morts civils. Moscou, qui dément toute exaction de son fait, a annoncé qu’elle allait enquêter sur cette «provocation haineuse» qui vise selon elle à «discréditer» les forces russes en Ukraine.
L’AFP a vu le 2 avril dans la rue les cadavres d’au moins 22 personnes portant des vêtements civils. Un cadavre avait les mains liées dans le dos et la plupart des corps étaient éparpillés sur plusieurs centaines de mètres. On ne pouvait pas dans l’immédiat déterminer la cause de la mort de ces personnes, mais au moins deux d’entre elles présentaient de larges blessures à la tête.
Selon le maire de Boutcha, Anatoli Fedorouk, ces personnes ont été tuées par les soldats russes d'«une balle dans la nuque». Les cadavres de 57 personnes ont également été retrouvés dans une fosse commune, a déclaré dimanche 3 avril le chef des secours locaux, Serhiï Kaplytchny, en montrant ce site à une équipe de l’AFP.
Une dizaine de cadavres étaient visibles, certains seulement partiellement inhumés, derrière une église du centre de la ville. Plusieurs d’entre eux étaient dans des sacs mortuaires noirs et ceux que l’on pouvait voir portaient des vêtements civils.
Le 2 avril, Anatoli Fedorouk avait affirmé que «280 personnes» avaient été enterrées «dans des fosses communes» car elles ne pouvaient être inhumées dans les cimetières de Boutcha. Le nombre exact des victimes n’est pas encore connu, a déclaré à l’AFP le maire de Kiev, Vitali Klitschko, qui s’est rendu sur place le dimanche 3 avril: «Nous pensons que plus de 300 civils sont morts.»
Tollé international
Plusieurs capitales occidentales et l’ONU ont exprimé leur indignation après la découverte des corps. La Haute-commissaire aux Droits de l’homme, Michelle Bachelet, s’est dite «horrifiée» par ces informations qui «soulèvent des questions graves et inquiétantes sur de possibles crimes de guerre» et «violations graves des Droits de l’homme».
Après la diffusion de ces images, l’Union européenne discutait le 4 avril en «urgence» de nouvelles sanctions contre Moscou, réclamées notamment par la France et l’Allemagne, a indiqué le haut représentant de l’UE Josep Borrell. Dans la foulée, le Premier ministre de la Pologne, voisine occidentale de l’Ukraine, a repris le terme de «génocide» et réclamé la création d’une commission d’enquête internationale sur ce sujet.
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, s’est rendu quant à lui à Boutcha lundi, et a qualifié ces actions de «crimes de guerre» qui seront «reconnus comme un génocide».
(Blick avec AFP)