La cheffe d'Unicef en interview
«Les guerres sont les plus grands ennemis des enfants»

La directrice exécutive d'Unicef Catherine Russell nous parle de la guerre en Ukraine, soutient que nous sommes à l'aube d'une grande catastrophe, et confie pourquoi elle trouve les Suisses si attachants. Inteview.
Publié: 04.07.2022 à 06:12 heures
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Dernière mise à jour: 04.07.2022 à 06:58 heures
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Catherine Russell est la directrice exécutive d'Unicef depuis février 2022. Auparavant, elle était directrice du bureau du personnel de la Maison Blanche, à Washington DC.
Interview: Dominik Mate et Reza Rafi

Blick: Madame Russell, votre organisation a pour but de rendre le monde meilleur. Au vu des nombreuses images d'enfants affamés que nous recevons toujours dans nos boîtes aux lettres, vous avez encore du pain sur la planche. Comment jugez-vous la situation actuelle?
Catherine Russell:
Une véritable catastrophe nous menace, mais nous espérons toujours pouvoir l'éviter.

Une catastrophe?
Prenez l'Éthiopie, par exemple. J'y étais récemment. Il y règne une sécheresse extrême depuis quatre ou cinq ans. Dans ce pays, certaines populations se déplacent traditionnellement là où leurs animaux peuvent paître. Mais les animaux ne trouvent pas d'eau et meurent. Lorsque vous voyagez en Éthiopie, vous voyez des animaux complètement amaigris sur le bord de la route. C'est un spectacle très oppressant. Ces peuples ne trouvent donc plus de nourriture. Et ceux qui souffrent le plus, ce sont toujours les enfants. J'ai vécu des expériences tout à fait troublantes dans ce pays, mais aussi en Afghanistan.

Lesquelles, par exemple?
Imaginez que vous entrez dans une clinique, où il y a des bébés. Or, le silence y règne. C'est surréaliste, aucun d'eux ne crie. En fait, ces bébés sont si sous-alimentés qu'ils n'ont même pas la force de crier. Je n'oublierai jamais cette expérience, pire qu'un cauchemar.

Que fait concrètement l'Unicef, devant de telles situations d'urgence?
En guise d'aide d'urgence, nous donnons ce que l'on appelle du RUTF, pour «Ready-to-Use Therapeutic Food». Autrement dit, il s'agit de nourriture prête à l'emploi qui améliore la santé. C'est une préparation nutritive à base de beurre de cacahuète, enrichie d'huile. Lorsque l'on en donne aux bébés, ils sont en mesure de reprendre des forces assez rapidement.

Mais il n'y a pas que les bébés qui ont faim.
Exactement. Les mères aussi ont faim. Les familles toutes entières. Et ce n'est pas seulement dévastateur pour les personnes, mais aussi pour les Etats. Car cela a un effet très déstabilisant sur leur système politique. Et, de cela, naît la violence.

La communauté internationale en fait-elle assez, selon vous?
Le G7 réagit. Ce n'est pas suffisant, mais c'est un bon début. En ce moment, les regards du monde entier sont tournés vers l'Ukraine, et c'est très compréhensible. Il y a une guerre terrible en Europe. Mais la guerre en Ukraine occulte, malheureusement, de nombreux autres problèmes, qui font souffrir les enfants de par le monde. Nous devons aussi regarder de ce côté-là. Nous pouvons gérer les deux.

De quels problèmes parlez-vous?
Au Yémen, par exemple, un conflit impitoyable fait toujours rage. Des enfants y souffrent, tout comme en Syrie et dans de nombreux autres endroits dans le monde.

Réussissez-vous à les aider?
Les gens réagissent. Les gens en Suisse, en particulier, sont généreux. Pas seulement la société civile, mais aussi le gouvernement. Toutefois, les besoins sont énormes. Les sécheresses dans la Corne de l'Afrique et dans la région du Sahel ne sont qu'un facteur parmi d'autres. Le plus grave, ce sont les conflits armés. Les guerres sont le plus grand ennemi des enfants. Et les enfants n'ont rien à voir avec les conflits. Ils sont innocents, et ce sont pourtant les plus touchés. C'est terrible à voir.

A cela s'ajoute le fait que la Russie bloque actuellement les exportations ukrainiennes de céréales.
Les conséquences de la guerre en Ukraine posent de véritables problèmes. Ici, l'inflation vient s'ajouter à la pénurie alimentaire. Les prix du RUTF, destiné au traitement du marasme sévère, une maladie due à une carence, ont augmenté de 16% au cours des dernières semaines. A cause d'une forte augmentation des prix des ingrédients de base.

Dans certains endroits, l'Unicef est la dernière organisation humanitaire restante. Est-il difficile pour vous de vous rendre dans des lieux dangereux?
L'Unicef est présent dans les conflits depuis plus de 75 ans. Nous travaillons dans presque tous les pays. En Afghanistan, par exemple, nous nous impliquons depuis des décennies. Cela aide que l'on nous fasse confiance. Chaque partie en guerre sait que nous ne sommes là que pour aider les enfants. Mais, dans de nombreux endroits, notre travail est dangereux. Heureusement, nous disposons d'un personnel engagé et formidable.

Vous vivez les grands problèmes de l'humanité en première ligne. Qu'est-ce que le monde pourrait faire différemment selon vous en réaction aux grandes crise?
La prévention est la clé de nombreux problèmes. En ce qui concerne le Covid, nous essayons par exemple d'aider les pays à mettre en place leurs systèmes de santé afin qu'ils puissent réagir plus rapidement et de manière plus appropriée. Un bon système de santé primaire est éminemment important. Et si nous pouvions prévenir les conflits dès le départ, ce serait le mieux.

Vous évoquez la pandémie. Combien d'enfants n'ont pas pu aller à l'école à cause de cette dernière?
Environ 147 millions d'enfants ont manqué au moins la moitié de leur scolarité pendant la pandémie. Cette perte d'éducation est dramatique. Selon les estimations, un peu plus de la moitié des enfants de dix ans dans les pays à revenu faible ou moyen ne pouvaient pas lire et comprendre un texte simple avant le Covid. Aujourd'hui, l'on estime que c'est plutôt 70%, voire plus dans certains endroits. Nous déployons des efforts considérables avec ces pays pour ramener les enfants à l'école, et les aider à reprendre pied.

Que fait concrètement l'Unicef pour remédier à ce déficit d'éducation?
En septembre, un sommet sur l'éducation aura lieu à New York. Pour cela, nous analysons actuellement les systèmes éducatifs dans le monde entier, et cherchons des moyens de les optimiser. Nous devons avant tout nous concentrer sur les bases. Les enfants doivent d'abord apprendre à lire et à compter, avant que l'on puisse penser à autre chose.

Dans de nombreux pays, les écoles ont été fermées durant la pandémie, y compris en Suisse. Au final, était-ce vraiment une bonne idée?
Partout dans le monde, les gouvernements ont essayé de faire de leur mieux pour protéger leur population. Fermer les écoles a certainement été une décision difficile et, dans certains cas, peut-être la bonne décision. Néanmoins, les fermetures d'écoles sont terribles pour les enfants. Du point de vue de l'Unicef – et c'est probablement une leçon pour l'avenir – la meilleure chose à faire est de garder les élèves dans les écoles le plus longtemps possible, et de les y ramener le plus vite possible. Cela devrait être la priorité absolue.

Les experts recommandent de recourir davantage à l'apprentissage numérique. Quel est votre avis à ce sujet?
Il faut d'abord des bases. Les enfants doivent apprendre à apprendre et, pour ce faire, les enseignants sont indispensables. Les offres d'enseignement numérique peuvent être extrêmement utiles et importantes, mais il ne faut pas oublier que de très nombreux enfants dans le monde n'y ont pas accès.

Vous avez également affaire à des pays où les filles n'ont pas les mêmes droits et opportunités que les garçons. En tant que femme à la tête d'une organisation puissante, vous pourriez être un modèle.
Dans mon parcours, j'ai beaucoup travaillé avec des problématiques liées aux femmes et aux filles. C'est pourquoi je suis très vigilante sur ce sujet. Dans beaucoup d'endroits, la vie est difficile pour tous les enfants. Mais c'est généralement encore plus difficile pour les filles. Il est intéressant de voir que dans certains pays occidentaux, les filles sont actuellement plus nombreuses que les garçons à terminer leur scolarité. Mais, dans de nombreux pays, il est malheureusement toujours plus difficile pour elles de rester à l'école. C'est sur ce point que nous nous concentrons actuellement. Mais aussi sur d'autres formes de discrimination.

Lesquelles?
Il y a aussi des cas où les enfants handicapés ne sont pas inclus dans la vie scolaire. Au Pakistan, j'ai rencontré une fillette qui se déplaçait en fauteuil roulant. Elle m'a dit qu'à cause de son handicap, elle devait être scolarisée à la maison. Mais ce n'est pas possible! Dans certains endroits, les enfants handicapés sont presque invisibles. Nous travaillons dur pour qu'ils soient pris en compte par les responsables.

Dans des pays comme le Pakistan ou l'Afghanistan, la situation en matière d'égalité semble se détériorer très rapidement.
Dans certains endroits, cela a toujours été difficile. Les conflits ne font qu'aggraver la situation. Avec l'Unicef, en théorie, nous savons ce qu'il faut faire. Mais faut-il encore être en mesure de le faire. Nous avons besoin de diverses ressources. Nous améliorons la situation de nombreux enfants, je peux le constater sur le terrain. Mais vous avez raison: les défis sont énormes.

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