L'ancien chancelier autrichien Sebastian Kurz fait son retour. Un an après sa démission, l'homme de 36 ans publie un livre dans lequel il revient sur son ascension fulgurante dans la politique internationale, ainsi que sur ses rencontres avec des présidents tels que Donald Trump ou Vladimir Poutine. Blick l'a rencontré à Vienne pour une interview.
Vous avez démissionné de votre poste de chancelier il y a un an. Vous arrive-t-il de regretter cette décision?
Même si j'ai aimé faire de la politique et que j'ai pris plaisir à servir mon pays et l'Europe, j'apprécie désormais de faire quelque chose de différent dans le secteur privé et d'élargir mes horizons. J'aime regarder en arrière, mais je me sens très à l'aise dans mes nouvelles fonctions.
Beaucoup d'événements majeurs se sont déroulés depuis votre démission. Auriez-vous cru Vladimir Poutine capable d'une telle agression contre l'Ukraine un jour?
Je l'ai toujours vu comme quelqu'un qui sait ce qu'il veut. Mais aussi qui est aussi très froid et prêt à franchir les lignes rouges pour y parvenir. Au début de l'année, je m'attendais bien à une action militaire, mais l'ampleur de celle-ci m'a surpris et effrayé.
Avez-vous une certaine compréhension pour la colère de Vladimir Poutine envers l'Occident?
Je pense que l'on peut débattre de beaucoup d'éléments de la politique internationale de ces dernières années. Mais rien ne justifie une guerre avec une telle effusion de sang.
L'Occident aurait-il dû se montrer plus ferme avec Vladimir Poutine en amont?
Peut-être que cela aurait empêché la guerre, ou peut-être que cela l'aurait juste déclenchée plus tôt. On ne le sait pas. Il faut simplement être conscient que la Russie est une puissance nucléaire: il faut absolument revenir à des négociations autour d'une table. Tout le reste est dangereux et peut avoir des conséquences catastrophiques. Je suis très préoccupé, car Vladimir Poutine donne l'impression qu'il ne reculera devant rien.
Ces dernières années, l'Autriche a entretenu de bons rapports avec Moscou. A-t-on manqué de sens critique à Vienne? Est-on trop favorable à la Russie?
Nous sommes un petit pays neutre. Nous avons toujours essayé d'être un lieu de dialogue et de trouver une base de discussion avec tous les Etats du monde. J'ai toujours pensé que c'était une bonne chose. En raison également du découplage de la Chine, le monde se divise de plus en plus en deux. Si cela entraîne la perte d'un marché d'exportation, cela aura un impact massif sur notre niveau de prospérité et sur l'emploi. Nous devons privilégier le dialogue.
Trois mois seulement après l'annexion de la Crimée en 2014, Heinz Fischer, le président autrichien du SPÖ (ndlr: le parti social démocrate autrichien) a reçu Vladimir Poutine à Vienne avec les honneurs militaires. Et votre ministre des Affaires étrangères Karin Kneissl a invité le président russe à son mariage en 2018, en faisant même une révérence devant lui. Cela fait beaucoup, non?
Il est vrai que l'Autriche a toujours essayé, à travers tous les camps politiques, d'avoir une bonne base de discussion avec Moscou.
L'Autriche a également insisté pour que le gazoduc Nordstream 2 soit mis en service. Pourquoi?
L'une des raisons du succès de l'industrie allemande et autrichienne est que nous avons toujours eu des coûts énergétiques stables et bon marché en comparaison internationale, malgré des salaires élevés. Nous en avons tous profité sur le plan économique.
Après leur départ, les anciens chanceliers Christian Kern et Wolfgang Schüssel ont siégé dans des conseils d'administration d'entreprises russes. Qu'en est-il pour vous?
Mes activités professionnelles se déroulent en Europe, aux Etats-Unis et au Moyen-Orient. Je n'ai aucun lien avec la Russie.
La Suisse a repris les sanctions contre la Russie après de multiples hésitations. Pensez-vous qu'elle a raison de le faire en tant que pays neutre?
Je ne veux pas donner de conseils à la Suisse de l'extérieur. La Suisse est un modèle de réussite incroyable vers lequel, en tant que chancelier fédéral, j'ai toujours volontiers tourné mon regard pour prendre l'une ou l'autre bonne idée.
Dans quels domaines vous êtes-vous inspiré de la Suisse?
Ce pays a atteint une force économique incroyable et un niveau de prospérité impressionnant. Je suis également fasciné par l'accès à la structure décisionnelle de la démocratie directe, ainsi que par la manière sereine et objective dont vous abordez les difficultés.
Aujourd'hui, vous êtes investisseur et conseiller. Gagnez-vous plus que lorsque vous étiez chancelier, où votre salaire était de 300'000 euros par an?
Oui, mais je n'ai guère changé mon niveau de vie. Ce que je gagne est immédiatement réinvesti.
Vous avez fondé la start-up Dream Security, qui lutte contre la cybercriminalité. Pourquoi vous lancer dans ce business?
J'ai constaté que les cyberattaques deviennent de plus en plus un problème pour les grandes entreprises, et même pour les Etats.
Votre partenaire commercial sera Shalev Hulio. Celui-ci a développé avec sa cyberentreprise NSO le logiciel controversé Pegasus, avec lequel des militants des droits de l'homme ont été espionnés. Cet engagement n'est-il pas délicat pour vous?
Il est vrai que mon partenaire israélien a été actif dans ce domaine par le passé. Mais il a justement acquis une bonne expérience: nous pouvons l'utiliser pour trouver des solutions en matière de cybersécurité afin de lutter contre les attaques envers les infrastructures critiques. Nous avons déjà réussi à attirer des investisseurs américains et israéliens et à récolter 20 millions de dollars.
Dans votre livre, vous revenez sur votre carrière exceptionnelle. Que feriez-vous différemment aujourd'hui?
Il y a de nombreux domaines dans lesquels je me demande comment j'aurais pu agir autrement sur la base de mes connaissances actuelles. Dans le cas de la pandémie par exemple, j'aurais aujourd'hui réduit plus rapidement les mesures étatiques et misé sur la responsabilité individuelle.
Quels souvenirs continuent de vous marquer?
C'était merveilleux de gagner deux fois les élections dans un pays marqué par la social-démocratie et d'orienter la politique dans une autre direction.
Jusqu'à présent, vous avez exclu un retour en politique. Est-ce toujours le cas?
Tout comme j'ai aimé être politicien, je suis maintenant heureux dans mes nouvelles fonctions. Je me vois bien y rester à l'avenir.
Votre fils Konstantin aura bientôt un an. Le voyez-vous souvent?
Bien sûr, chaque fois que je suis à Vienne! Il me manque beaucoup quand je suis seul. Nous nous voyons alors par vidéo. Mais ce n'est jamais la même chose que lorsque je peux le tenir dans mes bras.
Avec votre compagne, comment vous êtes-vous réparti les tâches éducatives?
Ma petite amie est en congé parental et assume donc la responsabilité principale. J'essaie toutefois d'apporter ma contribution... ce qui implique bien entendu aussi de changer les couches!
Est-ce que Konstantin deviendra un jour un homme politique?
Je suis toujours reconnaissant à mes parents de m'avoir élevé dans l'amour, le libéralisme et la sécurité. Et de m'avoir donné le sentiment que je pouvais faire tout ce qui me rendait heureux. Si j'arrive à faire la moitié de cela avec Konstantin, je serai heureux.
Le livre «Sebastian Kurz - Reden wir über Politik» (Parlons politique) a été écrit par Conny Bischofberger, journaliste au journal «Krone». Il est publié par la maison d'édition «Edition a» à Vienne.
(Adaptation par Thibault Gilgen)