Interview de l'historien militaire Cédric Mas
«Je reconnais en Ukraine tout ce que les Russes ont fait en Syrie»

L'historien militaire Cédric Mas s'est révélé comme l'une des meilleures sources francophones sur le conflit en Ukraine. Pour Blick, le Français dévoile ses procédés et explique comment ses expériences passées l'aident à appréhender cette guerre «insensée».
Publié: 05.01.2023 à 06:05 heures
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Dernière mise à jour: 05.01.2023 à 06:38 heures
Depuis la Provence, Cédric Mas dissèque quotidiennement le conflit en Ukraine. Il est suivi par des dizaines de milliers de personnes.
Photo: DR
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

On pourrait croire qu’il ne dort pas, Cédric Mas, s’il n’écrivait pas «Good night world» chaque soir avant de prendre congé de ses followers. Pour mieux les réveiller quelques heures à peine plus tard avec un énième point de situation sur la guerre en Ukraine.

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Depuis plus de 300 jours, cet historien militaire français, également avocat au barreau de Marseille, s’est fait un nom sur Twitter et Mastodon, nouveau réseau social au nom prédestiné. Chaque matin, Cédric Mas livre ses analyses fouillées, pédagogiques et richement documentées, entraînant des salves de compliments de la part de lecteurs toujours plus nombreux, tout comme pour ses chroniques sur Mediapart.

Comment ce juriste spécialiste en droit du travail français, également président d’un think tank contre l’extrémisme violent et le terrorisme en Europe, parvient-il à tenir un tel rythme, en plus d’enchaîner les interventions à la télévision? Quels sont ses outils, ses sources et ses secrets? Pour Blick, l’homme installé dans le sud de la France a accepté de lever le voile dans un entretien fleuve.

Vous êtes historien militaire, auteur de plusieurs ouvrages sur la guerre, mais aussi avocat de renom. Vos journées ont 48 heures?
Si seulement… Le droit social, c’est mon travail, l’histoire militaire ma passion. Je n’en ai pas fait mon métier parce que je voulais conserver intacte ma fascination pour l’étude de la conception d’une stratégie et la prise de décisions stratégiques. Mais les deux mondes ont des similitudes, ce qui m’aide beaucoup.

C’est-à-dire?
Nous avons des informations parcellaires qui nous viennent du front et qui divergent selon les camps. Il faut travailler sur une masse de données à organiser, analyser les documents, chercher une cohérence, mettre en place une stratégie… C’est toute une méthodologie, exactement comme pour la préparation d’un dossier avant une audience au tribunal.

Vos analyses sur l’Ukraine sont très précises. Êtes-vous expert de longue date de ce pays?
Pas du tout! Je suis spécialiste de la Seconde Guerre mondiale en Méditerranée et en Afrique du Nord, ce qui m’a amené à suivre les conflits plus récents en Libye et en Syrie. Le 24 février à l’aube, lorsque Vladimir Poutine a décidé d’envahir l’Ukraine, j’ai plongé dedans. Comme tout le monde, j’ai été surpris par cette décision insensée de l’homme fort du Kremlin. Et j’ai réalisé à quel point mes connaissances préalables sur l’histoire militaire pouvaient m’aider, comme mon expérience du suivi des combats, notamment russes, en Syrie.

Dès ce fameux 24 février, vous écrivez sur Twitter que l’Ukraine peut résister et que le plan de Vladimir Poutine vous paraît très osé. Pourquoi?
Si l’on était dans une partie de poker, je dirais que le président russe a choisi de «faire tapis». La Russie avait certes l’effet de surprise avec elle, mais elle a attaqué sur plus de 2000 km de front avec moins de 200’000 hommes – il semble d’ailleurs que ce soit bien moins. On constate depuis presque une année maintenant à quel point cette stratégie était audacieuse et surtout qu’en cas d’échec, il n’y avait pas de «plan B».

L’Ukraine a résisté à cette première vague, et vous y avez vu très tôt un signe de conflit qui allait s’enliser.
L’invasion pilotée par Vladimir Poutine ressemble à beaucoup d’opérations militaires du XXe siècle. Que ce soit la bataille de Crète en mai 1941 ou le débarquement de Normandie en juin 1944, l’enjeu est toujours le même: les premières heures sont décisives, parce que cette première vague qui bénéficie de la surprise doit impérativement battre l’ennemi. Sinon, il aura le temps de se ressaisir.

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«Vladimir Poutine comptait sur l'effet de surprise et n'avait pas de plan B.»
Cédric Mas, historien militaire
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C’était bien parti, puisqu’en quelques heures, les soldats russes étaient déjà aux portes de Kiev. Ils s’étaient même emparés de l’aéroport d’Hostomel.
Le problème, pour la Russie, c’est que l’Ukraine s’était très bien préparée. Moscou a envoyé la fine fleur de son armée, les troupes aéroportées, pour s’emparer de l’aéroport. Or, Kiev avait anticipé et avait mis ses canons lourds directement dans la ville. Les forces russes ont été décimées sans pouvoir rien faire, avec un coût en pertes humaines d’autant plus dramatique que ce sont des soldats d’élite irremplaçables qui sont tombés.

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Ce qui vous a conduit, à contre-courant à l’époque, à considérer que l’Ukraine faisait bien mieux que de retarder l’échéance…
Le prix payé pour cette première vague a été immense. Certes, la stratégie de Vladimir Poutine s’est obstinée à faire plier l’Ukraine. Le coup de force brutal ayant raté, ce serait par des vagues successives, mais c’était là encore très ambitieux. Les conflits du passé l’ont montré: attaquer un 24 février en Ukraine, ce n’est pas très malin, ne serait-ce qu’à cause de la raspoutitsa, cette boue printanière qui entrave les mouvements mécanisés à partir de la mi-mars chaque année.

Vous avez surtout, très vite, établi un parallèle avec la Syrie. Pourquoi?
C’est un aspect fondamental: si l’invasion de l’Ukraine a eu lieu sous les projecteurs et en direct à la télévision, elle fait écho à ce qui s’est passé en Syrie depuis 2011. C’est un conflit à bas bruit pour nous, mais où la Russie a pu tester et mettre en œuvre exactement ce qu’elle a tenté de faire en Ukraine.

Avec d’autres résultats…
Oui, et on se dit que si les pays occidentaux avaient soutenu les Syriens comme on le fait avec l’Ukraine, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Il y a un narratif qui a réussi à nous faire arrêter d’armer les rebelles contre Bachar al-Assad. Comment? En nous convainquant que c’étaient exclusivement des islamistes, et même l’État islamique en personne. Les rebelles syriens ont été abandonnés, jusqu’à ce que la Turquie n’intervienne, mais pour son propre agenda.

Quels parallèles tirez-vous avec l’Ukraine?
Ce sont les mêmes chefs militaires russes (Dvornikov, Zhidko, Surovikine…), les mêmes outils (artillerie et mercenaires Wagner), les mêmes stratégies… En ayant suivi le conflit syrien depuis 2011, et plus particulièrement depuis 2015, j’ai l’impression de revivre la même histoire. Le centre de gravité de l’effort russe, ce sont les médias et les opinions publiques de l’Occident. Mais la stratégie de Moscou, cette fois, ne prend pas. Parce que l’Europe a résisté au narratif russe.

C’est-à-dire?
La Russie n’est pas naïve: elle savait bien qu’envahir un pays allait provoquer des sanctions, des hashtags, des manifestations… Elle pensait néanmoins que cela en valait la peine, parce qu’elle allait résoudre le problème d’une Ukraine trop «européanisée», quitte à créer une Syrie en Europe. À savoir: un territoire instable, plongé dans une guerre civile qui profiterait à ses intérêts.

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«Les attaques de 2015 et 2017 en France ont été les premières provoquées par des PDF à télécharger.»
Cédric Mas, historien militaire
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Mais, comme vous le dites, le récit n’a pas pris. Pourquoi?
Les stratèges de Moscou ont pensé que parler d’un «génocide» que la Russie viendrait stopper serait suffisamment puissant pour désactiver la résistance dans la population européenne. Mais le narratif russe de cette «dénazification» de l’Ukraine s’est heurté à un autre récit, celui de l’Ukraine, qui a gagné tout de suite. Kiev s’est formidablement bien préparé sur ce terrain-là, à commencer par Volodymyr Zelensky, très présent avec sa fameuse phrase: «Je n’ai pas besoin d’un taxi pour les États-Unis, mais de munitions.»

Et dénazifier un pays dirigé par un Juif, c’est un peu alambiqué…
Tout à fait (rires). Non seulement le récit russe n’a pas convaincu, mais celui mis en place par les Ukrainiens a séduit. Dès le début de l’invasion, il y a eu des mèmes, des images des tanks russes face à la population civile… Le conflit s’est immédiatement transformé en défense des valeurs occidentales contre l’armée russe. Les personnes censées être neutres ont d’emblée pris parti pour l’Ukraine: sur les cartes militaires tenues par des observateurs, les positions ukrainiennes ont été effacées pour éviter de donner des informations à Moscou, par exemple.

Peut-on dire que la Russie a sous-estimé l’aspect informationnel de ce conflit?
Non, absolument pas. Je peux vous le dire puisque je l’ai vu à l’œuvre en Syrie: la Russie est à la pointe sur les aspects de guerre informationnelle, dans l’espace virtuel ou cognitif, ce que j’appelle la «guerre connectée». Elle a même un département spécial pour cela dans son état-major. Un exemple: une usine de réparation de tanks de Kiev a été frappée à cause d’images diffusées dans un reportage télévisé. Mais Moscou a, en revanche, sous-estimé la résistance en la matière.

Quelle forme prend-elle?
Si l’on prend le cas ukrainien, il existe dès 2021 un «livre blanc sur la défense de l’Ukraine», avec des mesures pour «enrôler» la population dans la résistance. Face au déséquilibre des forces avec la Russie, les Ukrainiens ont admis avoir besoin de toutes les bonnes volontés, de toutes les initiatives, dans leur pays ou à l’étranger. On a pu voir en France également, après les attentats de 2015, comment des informaticiens ou des groupes d’internautes se sont mis à la disposition de la lutte contre la propagande terroriste et ont permis d’identifier des comptes de djihadistes.

Cela peut-il faire la différence, selon vous?
C’est en tout cas une aide primordiale, tant l’impact de la propagande est immense: les attaques en France dans les années 2015 à 2017 ont été les premières provoquées par des PDF à télécharger. Qu’aurait donné le débarquement de Normandie si l’on avait convaincu au préalable les Français que les Américains n’étaient pas des libérateurs mais des envahisseurs à la solde des communistes, ou pire encore?

Revenons à l’Ukraine: outre l’optimisme exagéré de Vladimir Poutine au début de l’invasion, vous identifiez deux tournants dans le conflit jusqu’ici. Lesquels?
D’abord, il y a le massacre de Boutcha. Il a non seulement choqué l’opinion publique occidentale, mais a eu d’immenses effets en Ukraine. Jusque-là, il y avait différents courants opposés face à la Russie, notamment selon les générations. Cela paraît surprenant aujourd’hui, mais il y a un an, certains parmi les plus vieux, qui ont servi dans l’armée rouge, étaient plutôt dans le camp de Moscou. À l’opposé, il y avait des jeunes qui ont connu la révolte du Maïdan en 2014. Volodymyr Zelensky lui-même était partagé et a dû rester ambigu durant sa campagne électorale en 2019 sur les rapports avec la Russie. Mais Boutcha a mis tout le monde d’accord: même dans le Donbass, occupé depuis 2014, la population est fatiguée de ce conflit meurtrier et de ce voisin envahissant.

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Et l’autre aspect décisif?
Il est plus diffus, moins lié à un événement spécifique, mais tout aussi important: c’est la faillite du renseignement russe. Peu de monde s’en était aperçu, à cause de la réputation de la Russie en la matière. Historiquement, les services publics et de sécurité ukrainiens étaient gangrenés par les agents de Moscou. Des armes lourdes livrées par les Occidentaux en Pologne et acheminées en train (!) à travers l’Ukraine sans que l’armée russe ne s’en aperçoive, c’est quand même frappant. L’arrestation d’informateurs russes, çà et là, montre que ce ne sont plus des réseaux puissants, mais seulement des individus de plus en plus isolés.

En parlant de renseignement: comment êtes-vous aussi bien informé, depuis le sud de la France, à 3000 km du front?
J’ai beaucoup de sources, notamment sur Telegram, que j’utilisais déjà pour suivre le conflit en Syrie. Il y a une quantité astronomique de contenus qui arrive: s’il y a un bombardement le matin, toutes les vidéos et informations sont disponibles avant midi. J’effectue même une veille sur TikTok désormais, ce qui fait bien rire mes enfants. Et j’ai pu me constituer un réseau fiable de sources sur le terrain. Le reste du travail, c’est trier, disséquer, décortiquer, analyser, donner du sens…

Voilà qui doit être très chronophage...
Je ne vous le fais pas dire… Mais c’est devenu une routine: je me lève le matin vers 5h, j’analyse tout pour pouvoir livrer à temps mon fameux «point de situation» quotidien sur le conflit. J’essaie de garder le rythme et de ne pas lever le pied, même si je suis aussi pris par la rédaction d’un projet de livre sur le conflit. Je peux vous en livrer le titre provisoire: «Une guerre insensée et imprévisible».

C’est un aspect qui marque dans vos analyses: vous êtes très sur la retenue sitôt qu’il faut établir des prévisions. C’est une volonté?
C’est bien que vous le remarquiez, puisque c’est l’une des trois règles que je me suis fixées déjà à l’époque de mon suivi du conflit en Syrie: j’applique mes outils et ma grille d’analyse d’historien militaire, mais je n’essaie pas de faire des pronostics. Cela ne sert à rien. À un match de foot, vous pouvez pronostiquer un 2-0 et avoir raison, cela ne fait pas de vous un devin. Or ici, ce n’est pas une compétition sportive, mais une guerre qui tue et mutile.

Et vos deux autres principes?
Ne jamais chercher à avoir des «scoops»: je ne suis pas journaliste — mon point fort, c’est d’arriver avec une analyse détaillée grâce au recul pris sur les dernières infos. Cela prend du temps! Et ma troisième règle, qui est peut-être la plus importante, est de ne pas mettre en danger les gens sur place, à commencer par mes sources. «Primum non nocere», comme on dit (ndlr: principe médical qu'on peut traduire en français comme «D'abord, ne pas nuire»).

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«Ce n’est pas un match de foot ou un spectacle pyrotechnique, il y a des vies en jeu.»
Cédric Mas, historien militaire
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Auraient-elles déjà pu être mises en danger?
Je peux vous citer un exemple que je n’ai jamais dévoilé. Le 1er mai, à Kramatorsk au nord de Donetsk, une source sur place m’envoie un message sur WhatsApp. Il m’écrit: «Écoute, les bruits de détonations ne sont plus les mêmes que d’habitude», accompagné d’un son. J’en ai déduit que les obusiers M777 américains dont la livraison était annoncée étaient arrivés, bien plus tôt que prévu. Et j’aurais pu être le premier à l’écrire, mais ce n’est pas du tout mon objectif.

Vous avez par contre été l’un des premiers à anticiper les contre-offensives ukrainiennes à Izioum et Kherson, notamment. Comment faites-vous?
Là encore, il s’agit de l’application — pour une fois réussie, car il y a eu des ratés (rires) — d’un modèle d’analyse, d’un croisement des sources, notamment des satellites FIRMS de la NASA qui me permettent d’observer les incendies en cours. Quand on regarde de près les opérations à l’époque, on se rend compte que l’armée ukrainienne cherche fin août des secteurs à attaquer qui obéissent aux mêmes caractéristiques: des saillants pouvant être assaillis de manière concentrique, dont les arrières sont coupés par un cours d’eau.

Et l’offensive ukrainienne lancée fin août à Kherson piétinait.
Tout à fait. Et en suivant le front je me rends compte que le saillant d’Izioum répond à ces mêmes caractéristiques. Comme les Ukrainiens piétinent à Kherson et qu’ils n’ont pas engagé tous leurs moyens, je commence à surveiller cette zone, où des bombardements inhabituels sont déclenchés début septembre. C’est grâce à ce faisceau d’indices que j’ai eu l’intime conviction que le secteur au sud de Kharkiv allait être la cible de l’armée ukrainienne. J’étais assez sûr de moi, mais je ne l’ai pas écrit clairement, parce que ça ne sert à rien, sinon à mettre en danger des personnes sur place.

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Vous êtes-vous déjà trompé?
Bien sûr que c’est arrivé, en plus de 300 jours. J’ai cru plusieurs fois que la contre-offensive était lancée au nord de Kharkiv alors que ce n’était pas le cas, par exemple. De même, j’ai eu des informations qui m’ont laissé penser que les Ukrainiens allaient continuer l’offensive après l’évacuation de Kherson (ndlr: le 10 novembre) à travers le Dnipro, au moins pour constituer des têtes de pont. Il y en a d’autres, mais comme je me refuse à faire des «pronostics» ou des «paris», cela limite quand même les risques d’erreurs. Au contraire de certaines analyses que j’ai pu lire et qui par exemple annonçaient encore la fuite de Zelensky début mars ou une grande trêve hivernale en octobre. C’est très mal connaître les Ukrainiens et les Russes! Il suffit par exemple de remonter à 2014 pour voir que des combats parmi les plus intenses et meurtriers se sont déroulés en janvier et février 2015…

Sur Twitter, notamment, vous êtes parfois attaqué par la propagande russe, vous reprochant d’avoir choisi votre camp.
Évidemment que je choisis un camp — c’est dans mon ADN! Comme tout avocat, au tribunal, j’ai toujours un camp (rires). Mais cela n’empêche pas de reconnaître les choses – quand mon client a fait une erreur, il est le plus souvent préférable de le reconnaître pour mieux le défendre. En réalité, j’ai toujours la posture et le regard d’un historien: je suis transparent. Je n’hésite pas à dire par exemple que si les bombardements ukrainiens font des victimes civiles, ce n’est pas un crime de guerre et cela reste la responsabilité de la Russie en tant qu’envahisseur (comme les civils tués lors des bombardements alliés pour la libération de l’Europe restent de la responsabilité de l’envahisseur nazi). J’essaie d’avoir un regard dépassionné, je ne suis pas militant et donc soutenant aveuglément mon «camp». En revanche, comme c’est un regard personnel, il est nécessairement subjectif.

Vous concluez d’ailleurs très souvent vos analyses quotidiennes avec les victimes civiles.
Il faut toujours garder à l’esprit, rappeler sans répit le facteur humain. Ce n’est pas un match de foot ou un spectacle pyrotechnique, il y a des vies en jeu, des drames qui se jouent, des deux côtés de la ligne de front. Je dissèque les stratégies militaires des deux camps, mais je reste foncièrement un humaniste, je ne pourrai jamais me réjouir de la mort de quelqu’un.

Une dernière question avant de vous laisser vous replonger dans vos sources: qu’est-ce que ce conflit vous a appris?
Pour l’instant, ce conflit est la démonstration que la démocratie reste, malgré ses défauts et ses fragilités, plus efficace que l’autoritarisme et la dictature. La liberté de pensée et de critiquer, et la délibération collective et démocratique demeurent les meilleures garanties de prendre des décisions efficaces et légitimes. On le voit à la détermination des Ukrainiens, malgré ce conflit qui brise des destins, ajoutant chaque jour de nouvelles destructions et souffrances: ils sont libres de se battre et ils le font donc mieux que ceux qui combattent par intérêt, par peur ou sur la base de mensonges. Il était temps de recevoir une piqûre de rappel de cette leçon, évidente pour tout le monde en 1945, et que nous avons progressivement oubliée, surtout en France où depuis quelques années, beaucoup commençaient à céder à la tentation de l’autoritarisme. Il est juste dommage que tant d’Ukrainiens et de Russes doivent autant souffrir pour que l’on se souvienne que malgré ses fragilités et imperfections, vivre en démocratie est un bien précieux à protéger et à chérir.

Voir aussi les livres de Cédric Mas: «Rommel», «Montgomery», «La campagne du Rhin de 1945» et «La bataille d'El Alamein».


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