Grand historien Britannique
Pour Anthony Beevor, la Russie et la terreur sont inséparables depuis 1917

Il a raconté la bataille de Stalingrad ou le débarquement allié de 1944 en Normandie. Dans «Russie, révolution et guerre civile» (1917-1921), l'historien Anthony Beevor livre le portrait du chaos russe originel. Impitoyable.
Publié: 21.11.2022 à 12:06 heures
La figure du dictateur Joseph Staline demeure omniprésente en Russie, aujourd'hui en partie réhabilitée par Vladimir Poutine. Preuve que la terreur qu'il instaura à coups de purges et de famines n'est pas unanimement rejetée dans le pays
Photo: Getty Images
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Richard WerlyJournaliste Blick

Les révolutions sont souvent orchestrées par des monstres. Puis elles en engendrent d’autres, lorsqu’il faut éliminer les ennemis pour survivre et conserver le pouvoir dans les mains des révolutionnaires. C’est ce qui s’est passé en Russie, lorsque Lénine et les siens y ont pris le pouvoir en octobre 1917. Certains Tsars, avant eux, avaient aussi plongé cet immense pays dans un abîme de violences. Mais la révolution communiste a été plus loin encore. Elle a fait de la peur l’instrument du pouvoir sans partage du parti et de ses chefs.

Le britannique Antony Beevor est l’un des meilleurs historiens européens des guerres, des batailles et des fractures du continent. Son dernier livre «Russie, révolution et guerre civile (1917-1921) (Ed. Calmann-Lévy)» ne doit pas être lu pour essayer de comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine. Il doit l’être pour regarder en face la naissance de cette Russie communiste dont Vladimir Poutine cherche en partie à perpétuer le souvenir, la gloire et l’héritage. Beevor ne juge pas. Il ne condamne pas. Il ne fait pas d’analogies. Il scrute l’horreur du chaos russe, comme d’autres historiens, avant lui, ont plongé dans les entrailles de la révolution Française de 1789, suivie de la terreur de 1793. Et voilà ce qu’il décrit.

Anthony, j’ai lu votre magistrale histoire de la bataille de Stalingrad durant la seconde guerre mondiale. Vous ne vouliez pas passer à autre chose? Pourquoi ce choix de raconter la guerre civile russe engendrée par la révolution de 1917?
Parce qu’elle explique tout, ou presque, de l’histoire du siècle écoulé en Europe. Je l’ai compris lorsque j’écrivais mon livre sur la guerre civile en Espagne. Nous étions à la fin des années 80. L’Union Soviétique existait encore. J’ai réalisé que nous avions une idée fausse du XXe siècle. La plupart des historiens pensaient que la première guerre mondiale, entre 1914 et 1918, avait accouché du monde moderne. C’est faux. La catastrophe originelle de ce siècle, celle qui le façonne, c’est la révolution Russe de 1917 et la cruauté qu’elle contient. Elle a subitement divisé le monde entre capitalistes et communistes, entre partisans des soviets et des Russes blancs, qui avaient émigré partout en Europe. Mais surtout, elle est l’épouvantail absolu pour la bourgeoisie européenne, devenue la classe dominante avec la révolution industrielle. La bourgeoisie n’a pas eu peur de la première guerre mondiale. Elle est en revanche terrifiée par ce que la révolution russe porte en elle, à savoir sa destruction dans le sang. Et, depuis, cela n’a jamais cessé..



La terreur, la violence, les destructions… Votre livre nous montre un visage de la révolution russe qui est tout, sauf un combat idéologique. C’est une guerre totale. La Russie communiste est donc née de la guerre, puis a survécu par la guerre?
Je n’accolerai pas le mot guerre et destruction aux seuls communistes qui prennent le pouvoir derrière Lénine, Trotski et tous les autres, dont Staline qui en tirera ensuite un profit sans partage pour lui-même. Les Russes blancs, les tsaristes commettent aussi des horreurs. Mon livre ne regarde pas cette période pour la juger. Je ne fais pas le procès de la révolution russe. J’en mène l’autopsie. Il y a 28 ans qu’avec mon équipe, je fouille dans les archives russes. J’ai des collaborateurs sur place. Or voilà que mon récit est publié en pleine guerre en Ukraine. Cela, je ne pouvais pas le savoir. J’ai été rattrapé par la réalité de la guerre qui, une fois encore, est inséparable de l’histoire de la Russie.

En même temps, vous donnez dans votre livre des éléments pour comprendre la peur qui habite les communistes eux-mêmes. Vous racontez aussi la peur que la Russie a toujours eu des invasions étrangères…
Je prends en compte tous les éléments qui expliquent la façon dont se sont déroulées la révolution, puis la guerre civile russe. Ce que je constate, c’est que l’élite russe, qu’elle soit tsariste, communiste ou aujourd’hui pro-Poutine, a toujours vécu dans la peur d’être chassée du pouvoir par la force. Cela remonte sans doute aux invasions mongoles. Puis la guerre civile a installé dans l’esprit des révolutionnaires la peur de l’occident dont la classe dirigeante voulait remettre le tsar sur son trône. Il y a une grande différence entre la révolution française de 1789 et celle de 1917 en Russie. En France, les révolutionnaires font couler des fleuves de sang, mais ils sont porteurs d’un idéal démocratique, ils changent profondément la société, ils l’émancipent. Ce n’est pas arrivé en Russie. Le communiste est un idéal d’oppression. Ce n’est pas une révolution libératrice. Au contraire.

Votre livre se penche, avec de nombreux détails, sur les mauvais traitements dont sont victimes les soldats de l’armée rouge. On parle aujourd’hui des dysfonctionnements de l’armée de Vladimir Poutine. L’histoire se répète?
La soldatesque est, en Russie, traitée comme du bétail envoyé à l’abattoir. Cela n’a rien de nouveau, mais l’ampleur de ce phénomène est décuplée avec la révolution Russe. Les soldats sont traités en esclaves. Leurs chefs ne font rien pour préserver leurs vies. Vous me direz que l’on a vu des comportements similaires ailleurs en Europe, lors de la première guerre mondiale. C’est vrai. Mais pas d’une telle ampleur. Il faut se souvenir aussi que bien plus tard, lors de la désintégration de l’ex URSS dans les années 1990, l’on comptait jusqu’à 5 000 suicides de soldats par an. Un autre élément que l’on retrouve aujourd’hui en Ukraine est la vengeance. Gagner la guerre, c’est être autorisé à se venger. L’armée rouge a toujours fonctionné comme ça. Il ne faut pas s’étonner si, maintenant, l’on mobilise des prisonniers en leur promettant qu’ils pourront se comporter comme ils veulent sur le front…

Vladimir Poutine est donc bien le produit de cette Russie née dans la terreur de la révolution et de la guerre civile?
Il en est peut-être le produit lointain, mais je vais vous étonner: il n’est pas du tout pour moi l’héritier de l’armée rouge. Poutine est l’héritier des Russes blancs exilés après la guerre civile. Ceux qui sont prêts au pire pour réhabiliter la Sainte Russie. Ceux pour qui la Russie doit contrôler l’Eurasie. Poutine n’est pas du tout le stéréotype du communiste russe. Son univers n’est pas celui de la révolution. Il est l’émanation de la Tcheka, la police politique mise en place par Lénine et les siens pour survivre. Il est dans le fantasme. Il change tout le temps de stratégie. Il traite les Ukrainiens de satanistes, de nazis. Sa seule logique est qu’il estime avoir le droit d’asservir les pays et les peuples qui entourent la Russie. En ce sens, le seul parallèle possible est malheureusement… avec Hitler.

A lire: «Russie, révolution et guerre civile (1917-1921)» par Anthony Beevor (Ed. Calmann-Lévy)

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