Darius Rochebin face à Pékin: 1-0. Sur le terrain du journalisme diplomatique, le présentateur de la chaîne d’information LCI vient de remporter une belle victoire. Pressé, vendredi 21 avril, par ses questions sur le passé maoïste de la Chine populaire et sur la Crimée occupée par Moscou, l’ambassadeur chinois en France, Lu Shaye, a dérapé en version XXL.
Pas étonnant de sa part, car ce diplomate en poste à Paris est connu pour être un «loup combattant», c’est-à-dire un ultranationaliste qui défend sans scrupule la dictature mise en place par le président Xi Jinping, réélu pour un troisième mandat en mars par le congrès du Parti communiste chinois.
L’intervention qui a tout fait déraper est celle consacrée à l’éclatement de l’ex-URSS et à ses conséquences. Interrogé sur la Crimée illégalement occupée par la Russie depuis 2014, le diplomate a élargi aux autres ex-Républiques soviétiques: «Ça dépend de comment on perçoit ce problème, a-t-il déclaré. Il y a l’Histoire. La Crimée était tout au début à la Russie. C’est Khrouchtchev qui a offert la Crimée à l’Ukraine dans l’époque de l’Union soviétique.» Une vérité factuelle puisque la cession de ce territoire fut alors l’objet d’un simple décret.
Retrouvez l’intervention de Lu Shaye sur LCI
Mais l’argument suivant va bien plus loin qu’un rappel historique. Le diplomate a estimé que les pays de l’ex-URSS «n’ont pas le statut effectif dans le droit international parce qu’il n’y a pas d’accord international pour concrétiser leur statut de pays souverain».
Un uppercut direct adressé à l’Estonie, à la Lituanie et à la Lettonie, membres de l’OTAN et de l’Union européenne (UE). Le haut représentant de l’UE Josep Borrell a aussitôt réagi: «L’UE ne peut que supposer que ces déclarations ne représentent pas la position officielle de la Chine.» Et près de 80 parlementaires européens ont appelé les autorités françaises à déclarer l’ambassadeur de Chine persona non grata.
Résultat: le ministère des Affaires étrangères chinois a amputé la transcription de l’entretien donné par son ambassadeur. Son porte-parole, à Pékin, a dû redire que «la Chine respecte le statut des États souverains des républiques constituées après la dissolution de l’Union soviétique».
Un ambassadeur le dos au mur
Le fait que Lu Shaye se soit retrouvé le dos au mur face aux interrogations de l’ex-présentateur vedette de la RTS n’est pas une surprise. Depuis le début du conflit en Ukraine, la chaîne LCI, du groupe TF1, s’est spécialisée dans la couverture de cette guerre et y consacre une grande part de ses émissions.
Darius Rochebin, aux commandes des soirées du week-end, a lui-même plusieurs fois fait le déplacement à Kiev, et a aussi interrogé en août 2022 l’ancien président Russe Dmitri Medvedev, l’un des partisans de la lutte à outrance pour ramener Kiev dans le giron de Moscou.
Pour l’ambassadeur chinois, habitué à utiliser son compte Twitter pour assaillir les opposants au régime chinois, se rendre sur LCI revenait donc à jouer, en quelque sorte, dans la cour des grands.
Sauf que cette fois, rien ne s’est passé comme prévu pour cet apparatchik fier d’être un idéologue nationaliste. Dans un entretien accordé au quotidien français «L’Opinion», ce diplomate du genre musclé, parfaitement francophone, s’est même dit fier de sa posture. «Je suis très honoré d’être qualifié de loup combattant, parce qu’il y a tant d’hyènes folles qui attaquent la Chine», avait-il lancé en juin 2021.
Ce surnom cache une référence à un film d’action patriotique chinois qui avait fait fureur dans le pays, en 2015 et 2017. Il met en scène l’agent le plus redoutable des forces spéciales chinoises, interprété par la star des arts martiaux Wu Jing, qui multiplie les victoires contre de méchants Occidentaux.
«Quiconque offense la Chine sera tué, quelle que soit la distance à laquelle se trouve la cible»: tel était le slogan de ce personnage, dont les «durs» du parti communiste chinois ont fait une bande-annonce en faveur de Xi Jinping.
On peut aussi imaginer que Lu Shaye, en poste à Paris depuis trois ans, s’est senti réconforté par le récent voyage d’Emmanuel Macron en Chine, début avril.
Le président français a déconcerté ses alliés occidentaux en affirmant, dans l’avion qui le ramenait de Canton: «Le paradoxe serait que nous nous mettions à suivre la politique américaine, par une sorte de réflexe de panique […]. La question qui nous est posée à nous, Européens, est la suivante […]: 'Avons-nous intérêt à une accélération sur le sujet de Taïwan?' Non. La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise.»
Le terrain télévisuel semblait par conséquent favorable au diplomate chinois.
L’autre dérapage de Lu Shaye sur le plateau de Darius Rochebin a concerné les crimes commis sous le régime de Mao Zedong de 1949 à 1976, surtout durant les années 1960 et «le grand bond en avant». À plusieurs reprises, le présentateur a demandé au diplomate de reconnaître l’étendue des crimes, très documentés et admis par les régimes chinois qui suivirent.
Lu Shaye s’est rebellé en direct, accusant son interlocuteur de propager des «racontars». Là encore, sa volonté révisionniste était mise au jour. Pékin, sur ce point, n’a pas réagi. À l’évidence, la Chine «faiseuse de paix», qui promeut aujourd’hui un plan pour le règlement du conflit en Ukraine et jure ne pas livrer de munitions à la Russie, n’était pas de mise vendredi, sur le plateau du présentateur suisse.