Après un premier ouvrage remarqué proposant une relecture féministe du mythe de la rivalité féminine, Racha Belmehdi s’intéresse avec son deuxième essai à celles et ceux que l’on nomme les employés du service. La journaliste et autrice dénonce un mépris de classe décomplexé, la déshumanisation mais également la violence verbale et physique dont font les frais livreurs, serveuses, conseillers de vente, employées de caisse ou encore agents d’entretien dans le cadre de leurs fonctions.
Comment avez-vous été amenée à travailler dans le domaine du service?
Racha Belmehdi: Journaliste de métier, j’ai été pigiste durant plusieurs années. Une période très difficile d’un point de vue financier. De plus, je commençais à en avoir assez de devoir relancer les différents médias avec lesquels je collaborais pour qu’ils daignent me payer et de devoir sans cesse me creuser la tête pour proposer des sujets intéressants qui n’étaient pas retenus mais qu’il m’arrivait de retrouver dans les médias auxquels je les avais proposés quelques semaines plus tard, traités par un journaliste de leur rédaction.
Je me sentais de plus en plus découragée mais il fallait bien continuer de payer les factures. Je me suis donc retrouvée à chercher un énième job alimentaire. Je cherchais un emploi à temps partiel qui me permettrait de continuer mes activités de journaliste. C’est ainsi que je suis arrivée dans ce lieu que je surnomme dans le livre «Le Grand Magasin». Bien que pas vraiment ravie de me retrouver une nouvelle fois contrainte à occuper ce type d’emploi, je devais admettre que le salaire offert était relativement avantageux du fait qu’il comprenait le travail du dimanche, payé le double.
Quels genre de profils avez-vous côtoyé dans cet environnement?
Durant mes nombreuses expériences en tant qu’hôtesse d’accueil, concierge en entreprise, vendeuse dans une grande enseigne de fast fashion ainsi qu’au Grand Magasin, j’ai été frappée par le nombre de personnes extrêmement diplômées qui exerçaient ces emplois: une ingénieure en pétrochimie, un pilote d’avion, des journalistes mais également des personnes parlant couramment de nombreuses langues.
Pourtant, vous dites avoir assisté à du mépris de classe. Comment se manifestait-il?
Dans mon livre, je cite l’exemple de Rosa*, quinquagénaire et caissière dans un petit supermarché parisien qui m’a confié qu’elle essuyait régulièrement les remarques décomplexées de clients accompagnés de leurs enfants et qui leur expliquaient, en la pointant du doigt, que s’ils ne travaillaient pas suffisamment à l’école, ils finiraient comme elle, derrière une caisse. Outre un mépris de classe évident, ce genre d’attitude illustre bien l’idée fausse selon laquelle les études constituent un rempart efficace contre la précarité et des emplois pénibles.
Vous expliquez un peu plus loin que les femmes et les personnes racisées sont également surreprésentées dans les métiers du service.
On associe très facilement les femmes au service, aux soins et aux emplois mal payés. En effet, si dans l’imaginaire collectif elles sont encore celles qui doivent prendre soin de leur époux, de leurs enfants et du ménage, pourquoi ne prendraient-elles pas soin de tout le monde?
Concernant les femmes racisées, on a aussi beaucoup de stéréotypes racistes qui perdurent et influencent inconsciemment les recruteurs. Dans mon livre, j’ai consacré un chapitre entier à cet imaginaire «exotique» qui fait émerger des figures génériques comme celle de Fatou la domestique noire, Conchita la femme de ménage hispanique ou celle des «beurettes» (terme sexiste et raciste pour désigner les jeunes femmes magrébines) travaillant dans les grands magasins.
Dans votre essai, vous qualifiez les clients «d’engeance démoniaque». Le terme n'est-il pas trop violent?
Rires. Oui, le mot est fort mais il correspond malheureusement bien à l’expérience des employés du service qui subissent quotidiennement menaces, intimidations, agressions physiques et verbales à l’image de cette employée de caisse chez H&M violemment frappée et insultée à cause d’un sac en papier à 15 centimes d’euros, de ce livreur insulté et tabassé par un client mécontent de ne pas avoir pu être servi en raison du couvre-feu ou encore de cette employée d’un supermarché Carrefour traitée de «sale négresse» par une cliente accusée de voler.
Cette violence, vous l'avez également subie?
Un jour, une cliente mécontente m’a balancé à la figure l’ensemble de son shopping, cintres compris, avant de tourner les talons visiblement très fière de son esclandre. La raison de son ire, qui m’a laissée un souvenir bleuté au coin de l’œil? J’avais, selon elle, fait passer une cliente de la file d’attente d’à côté avant elle.
J’ai bien tenté de lui expliquer que ce n’était pas le cas et que nous allions faire de notre mieux pour limiter au maximum son temps d’attente. Une réponse qui ne l’a visiblement pas convaincue. Aujourd’hui j’en ris mais sur le moment, j’étais extrêmement choquée par un tel niveau d’agressivité de la part d’une personne que je ne connaissais pas et à qui je n’avais rien fait.
Lors de cet événement, avez-vous été soutenue par votre hiérarchie?
Pas vraiment. Mes managers avaient cette tendance à nous voir comme de la «chair à canon» servant de première ligne face aux foudres des clients. Là où j’aurais trouvé normal de faire intervenir un vigile et de bannir définitivement cette cliente du magasin, on m’a conseillé de «laisser couler», de ne pas le prendre pour moi. Pas facile, vous en conviendrez.
Tout au long de votre livre, vous relatez des histoires vécues par vous-même ainsi que par vos collègues qui illustrent la violence des rapports hiérarchique. Vous nous racontez?
Au Grand Magasin, tout était affaire de hiérarchie et les managers étaient perçus comme tout-puissants. «C’est ta manager, elle a raison et tu as tort» est une phrase que mes collègues et moi entendions régulièrement. Parmi les nombreux procédés d’infantilisation et de déshumanisation mis en place par nos supérieurs, il y avait entre autres le fait de devoir demander la permission pour aller aux toilettes ou la possibilité de se voir convoquer aux ressources humaines pour un retard d’une minute.
Et ce climat détestable ne se limitait pas aux seuls managers puisque le personnel présent en semaine se considérait supérieur à celui qui trimait le week-end et que les conseillers en clientèle méprisaient les agents d’entretien. Un des comportements les plus odieux dont j’ai été témoin, et qui n’est pas arrivé qu’une fois, était d’ailleurs le fait de certaines de mes collègues qui, pour «remettre à leur place» les trois femmes de ménage ayant la charge de tous les WC du Grand Magasin, sont allées jusqu’à barbouiller les murs d’excréments et à coller leurs serviettes hygiéniques usagées sur la porte.
Vous détaillez également un harcèlement dont vous avez été victime lors de votre deuxième année au Grand Magasin. Que s’est-il passé?
Cette manager, une femme du même âge et ayant les mêmes origines que moi, m’a immédiatement prise en grippe pour une raison que j’ignore. C’était tellement voyant que des collègues, témoins de ses agissements, m’ont carrément demandé si on se connaissait en dehors du travail: lui avais-je fait un sale coup, volé un petit ami?
Elle exigeait que je lui demande sa permission pour aller aux toilettes, elle m’obligeait à rester debout lorsque tous mes collègues étaient assis en l’absence de clients, faisait en sorte que je sois convoquée pour tout et n’importe quoi – comme par exemple deux retards de moins de 2 minutes en quatre mois – et me narguait comme une écolière lorsque je recevais lesdites convocations. Ce harcèlement caractérisé a duré neuf mois, avant que le Covid et la fermeture du Grand Magasin ne m’éloignent d’elle.
Comment votre expérience au Grand Magasin a-t-elle pris fin ?
Lorsque le Grand Magasin a rouvert ses portes et que j’ai dû y retourner, je l’ai très mal vécu. Je voyais bien que rien n’avait changé, contrairement aux beaux discours sur ce que serait «le monde d’après», plus juste, plus humain, dans lequel on pourrait prendre le temps de vivre. En moins de trois mois, j’ai sombré dans un désespoir qui me paralysait de plus en plus et puis un jour, j’ai simplement cessé de me rendre à mon travail. Démissionner était impensable car il m’aurait aurait fallu faire un préavis. Or, c’était devenu physiquement et psychiquement impossible d’y retourner.
Comment allez-vous aujourd’hui?
Aujourd’hui je vais très bien, merci. Je ne ressens pas de traumatisme et peux facilement retourner dans ce magasin si j’ai envie d’y faire du shopping. En revanche, ces deux ans au Grand Magasin m’ont tout de même fait développer un genre d’hypervigilance: je suis devenue très «control freak», notamment par rapport aux horaires, et surtout, dans le cadre de mon nouvel emploi, je fais ce qu’aucun de mes collègues ne fait, à savoir signaler le fait que je m’absente pour aller aux toilettes !
Dans votre livre, vous écrivez: «Les salariés du service sont les grands oubliés des méditations philosophiques autour du travail, de ses transformations, de son utilité». Que voulez-vous dire par là?
La plupart des réflexions relatives au bien-être au travail ou à son sens sont en fait réservées aux catégories sociaux professionnelles les plus aisées, les personnes dont le travail est plus valorisé au sein de la société. En effet, lorsqu’on nous inculque que le client a toujours raison, on s’inscrit nécessairement en faux contre le bien-être et l’épanouissement des employés du service.
Que proposez-vous pour que les choses changent?
Je pense que la riposte doit s’organiser principalement de deux manières. Tout d’abord, mettre des limites aux clients. Il en va de la responsabilité des managers, directeurs et autres supérieurs hiérarchiques d’appliquer une tolérance zéro en matière d’irrespect envers les employés. Non, le client n’est pas roi et il doit pouvoir être exclu du commerce ou du service en question s’il se comporte mal. Après tout, on exige bien une tenue vestimentaire correcte dans certains établissements, alors pourquoi pas un comportement décent? C’est tellement un minimum que je ne comprends pas comment ce n’est pas encore le cas.
Deuxièmement, il est indispensable de valoriser et d’enseigner l’empathie. Quand est ce qu’on s’est dit qu’il était normal et acceptable de passer ses nerfs sur un autre humain sous prétexte qu’il existerait un rapport de subordination?
«A votre service, les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas», Racha Belmehdi (Éd. Favre)