C’est à Genève, dans un café nommé «Madame» (coïncidence?), que je rencontre Racha Belmehdi. L’autrice de 36 ans, «journaliste mode repentie» comme elle aime le préciser, vient de sortir son tout premier livre: «Rivalité, nom féminin». Rencontre piquante avec une jeune femme pour qui féminisme doit absolument rimer avec sororité.
Vous avez écrit un ouvrage sur la rivalité féminine. Ce n’est donc pas un cliché inventé par les hommes…
Racha Belmehdi: Très honnêtement, non. Qu’on se le dise, la rivalité féminine est complètement présente, partout, tout le temps. Ce n’est donc pas un cliché. Toutefois, je ne dirais pas que c’est un stéréotype qui a été inventé par les hommes, mais plutôt quelque chose qu’on nous inculque dès le plus jeune âge. C’est toute la société qui nous met constamment en compétition les unes avec les autres.
C’est-à-dire?
Cela commence durant l'éducation. On inculque aux petites filles qu'elles doivent être plus mignonnes, plus jolies mais pas trop car sinon, elles pourraient passer pour des cruches superficielles. Mais attention, elles ne peuvent pas être trop intelligentes non plus, au risque de se laisser aller physiquement. Dès lors, les femmes sont poussées toutes petites à s'adapter aux attentes insensées de la société, dont le prix suprême serait l'amour et la reconnaissance. Celles qui n'entrent pas dans le rang seront donc montrées du doigt par celles qui ont intériorisé cette idéologie. Pourtant, in fine, on est toujours perdantes. On est toujours «trop» ou «pas assez», finalement.
Qui est-ce qui «gagne» dans cette lutte, alors?
Les hommes, évidemment. Vous savez, si la société patriarcale fait tout pour nous monter les unes contre les autres, c'est bien pour que les dominants conservent le pouvoir tout en se délectant de nos petites bisbilles.
Vous êtes vous-même une femme, quelle mouche vous a piqué?
J’ai été très contente de constater qu’il y a eu tout un éveil féministe ces dernières années. Depuis que #MeToo ou #BalanceTonPorc se sont imposés, beaucoup de femmes se sont investies. Elles n’ont plus eu peur de s’affirmer féministes. Le problème, c’est que pour se dire féministe, il faut déjà avoir de bonnes bases. Et ce n’est pas toujours le cas. J’ai donc voulu mettre le doigt dessus avec ce bouquin.
Qu’entendez-vous par «bonnes bases»?
La base du féminisme, c'est ne pas critiquer les autres femmes sur leur physique, ne pas les juger sur leurs pratiques sexuelles ou que sais-je. Malheureusement, ces comportements pas très sororaux sont encore très répandus, même dans une société post #MeToo…
Ces mouvements féministes dont vous parlez n’ont pourtant jamais eu autant d’importance. Comment expliquez-vous ce paradoxe?
À mon avis, les femmes ont ressenti le besoin de dénoncer des comportements sexistes, et c’est très bien. En revanche, il faut aussi oser se remettre soi-même en question. Le point positif, c’est qu’avec l’avènement de ces mouvements, on peut enfin soulever certaines problématiques, comme celle de la rivalité féminine. C’est donc l’occasion de glisser le thème dans les consciences et de faire comprendre à celles qui découvrent le féminisme que la lutte commence d’abord par la solidarité entre toutes les femmes.
Si je vous suis bien, être profondément féministe ne suffit pas à sortir de certaines dynamiques sexistes et patriarcales?
Non, ça ne suffit pas. Cela nécessite tout un travail, un peu comme une psychanalyse. C’est-à-dire qu’il faut scanner ses propres émotions quand on est jalouse, quand on déteste une femme sans raison. Enfin, il faut se demander pourquoi on ressent ça, ce que cela dit de nous, et comment en venir à bout. On attend des hommes qu’ils se déconstruisent, mais nous avons également un travail à faire sur nous-mêmes.
Au final, dire que les femmes sont toutes des pestes entre elles, ce n’est pas si faux alors…
Ah si! C’est un peu excessif quand même (rires). Disons que les femmes obéissent à ce que leur environnement a fait d’elles. On ne peut pas les blâmer pour ça. Mais ce qu'il me semble important de préciser aussi, c’est que les femmes ne sont pas des pantins manipulables. Elles peuvent très bien se déconstruire et se défaire de ce qu’on leur a imposé.
En vous lisant, on a l’impression que la rivalité féminine est le fruit du patriarcat, mais que les femmes se gardent bien de s’en défaire. Pourquoi, d’après vous?
Je pense que pour certaines femmes, c’est extrêmement rassurant. Parce que, quand on entre dans ce jeu-là, ça veut dire qu’on est en train de se battre pour perpétuer un système qui nous convenait et dans lequel on arrivait à survivre. Ainsi, se conformer à ce système, malgré ses failles, c’est un peu un moindre mal comparé à ce qu’on pourrait avoir d’autre. Et vous savez, se déconstruire, mettre le nez dans le caca, ce n’est pas simple. C’est plus facile de ramasser les chaussettes sales de son mec après avoir chouiné ou critiquer une copine pour se sentir valorisée…
Concrètement, c’est quoi cette rivalité?
La rivalité, c’est la lutte pour la conformité. La lutte pour celle qui rentrera parfaitement dans le moule, celle qui se soumettra le mieux aux attentes de la société. Cela peut se traduire par une maman qui fait une réflexion à sa fille parce qu’elle a pris un peu de poids ou par une copine qui vous donne son avis non sollicité sur vos cheveux, avant de vous donner l’adresse d’un bon coiffeur pour «vous rendre service».
Avez-vous déjà été victime de ce genre de comportement?
Oui, j’ai beaucoup subi la rivalité féminine, et cela, en permanence. Plus jeune, j’étais hyper mince, je pesais 50 kilos sans effort et ça a occasionné beaucoup de jalousie de la part d’autres filles. Plus tard, dans la sphère professionnelle, j’avoue n’avoir eu des problèmes qu’avec des femmes.
Jamais avec des hommes?
Certes, j’ai bossé avec des mecs pénibles, mais ce sont les femmes qui m'ont donné le plus de fil à retordre. En 2019, j’ai subi du harcèlement de la part d’une responsable et ça m’a un peu travaillé. J’ai décidé de coucher tout ça sur le papier. Je me suis dit qu’il était temps qu’on aborde la question. Surtout, je n’avais pas envie de laisser ce sujet-là à tous les masculinistes et autres misogynes. C’est notre problème à nous, on va s’en emparer et on va le traiter nous-mêmes!
À vous écouter, la sororité, c’est du blabla...
Pour le moment oui, c’est du blabla. On n’y est pas du tout. Il y a beaucoup de femmes qui défendent le féminisme mais qui, derrière, n’agissent pas de la bonne manière. Je pense notamment à l’entrepreneuse américaine Sophia Amoruso, fondatrice de la marque Nasty Gal. Cette femme se pose en prêtresse du féminisme mais n’hésite pas à maltraiter ses employées ou en virer une enceinte. Je trouve ça très problématique. Et entre nous, lors de l’écriture de mon bouquin, la sororité, je ne l’ai pas beaucoup vue… J’ai fait appel à plusieurs femmes, des autrices, des expertes, pour me conseiller, m’aider, mais je n’ai pas toujours eu des réponses. Sans oublier certaines journalistes que j’avais contactées pour parler de mon projet et qui ont préféré garder le thème sous le coude pour leur propre sujet.
Vous avez été déçue?
Oui, mais pas rancunière, parce que je cite les travaux de certaines dans mon ouvrage. Mais bon, depuis le départ j’étais assez lucide. Vous savez, j’ai été journaliste mode pendant des années et la sororité, je ne l’ai pas souvent croisée dans le milieu.
Avec du recul, pensez-vous que la presse mode attise cette rivalité entre femmes?
Complètement. Il y a vraiment un travail à faire dans ce milieu. Alors attention, j’adore la mode. Je trouve que c’est un super moyen d’expression, ça révèle beaucoup de choses de la société en termes politiques, sociaux et j’en passe… Mais on ne peut pas nier que la mode est extrêmement problématique à bien des niveaux: l’hypercapitalisme, l’hyperconsommation, l’extrême minceur, etc. La mode, c’est une espèce de grosse concentration de féminité où on prône des comportements totalement caricaturaux comme la jalousie, les commérages, les ragots... Cela peut être très toxique, très vite.
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Vous avez vous-même écrit des articles du type: «Qui porte le mieux la petite robe en cuir». N’avez-vous pas l’impression d’avoir contribué au problème?
Oui, et j’en ai pleinement conscience. Mais j’étais aussi très jeune. C’était il y a plus de dix ans. Mais je pense qu’on a toutes fait des erreurs. Après, ce qui m’a le plus choquée en ce temps-là, c’est à quel point ces sujets marchaient. Il fallait donc continuer d’en faire, malgré tout. Ce livre, c’est aussi peut-être une tentative de me faire pardonner (rires).
J’imagine que l’écriture de votre livre a suscité les critiques, parfois même de femmes?
Oui, tout à fait. Lors de mes recherches de témoignages, j’ai déjà été apostrophée par des femmes m’expliquant qu’écrire un essai sur la rivalité féminine était scandaleux. Selon elles, il y aurait d’autres problèmes bien plus importants comme les féminicides ou les écarts salariaux. Sauf que je ne pense pas qu’il y ait une hiérarchie des combats féministes. On peut tout mener de front, d’autant plus qu’on a plein de ressources pour y parvenir.
Les hommes, eux, semblent plus solidaires. Pourquoi, d’après vous?
Il faut savoir que la rivalité masculine existe aussi. Toutefois, les hommes ont été sociabilisés différemment. Ils savent que leur réussite passe par une solidarité. Ils ont leurs boys clubs, ils passent leur temps à se coopter et ils ont très bien compris que ça fonctionnait. Surtout, les hommes n’ont pas besoin de se battre puisqu’ils ont toute la place qu’ils veulent. Les femmes, elles, ont si peu d’espace qu’elles sont contraintes de se tirer dans les pattes pour arriver à exister quelque part.
Si nous, les femmes, étions aussi solidaires que les hommes, qu’est-ce que cela changerait dans la société?
Je suis certaine que leur quotidien serait plus doux. Si les femmes qui se trouvent dans certaines positions professionnelles aidaient les autres, ce serait déjà un bon début. Les moins privilégiées auraient dès lors accès à un certain confort financier, elles seraient plus indépendantes, elles n’auraient plus besoin de rester dans des relations merdiques, tout ça pour réussir à joindre les deux bouts. Parce qu’il ne faut pas se leurrer, la vie est chère et c’est plus facile d’être à deux, surtout que les mecs gagnent mieux leur vie… Et je ne cite là qu’un seul exemple de changement possible.
Une solution, un happy ending, entre femmes est-il possible?
Oui, je pense vraiment que c’est possible. Après, ce n’est pas pour tout de suite…
Que faire pour y arriver?
Je pense que la non-mixité est un bon point de départ. Se retrouver entre femmes peut nous donner une force qu’on n’a pas lorsqu’on est chacune de son côté. D’ailleurs, les communautés féminines, non mixtes, existent depuis des lustres et ça a toujours très bien fonctionné. Je pense aux béguines à Paris, qui se réunissaient pour étudier au XIIIe siècle. Il faut aussi beaucoup travailler sur soi, décortiquer ses sentiments désagréables et ne pas se dire que c’est de la faute des autres.
Rivalité, nom féminin – Une lecture féministe du mythe, Racha Belmehdi, Editions Favre