«Je vais vous faire une confidence: ce serait une erreur de se préoccuper des autres. Les autres ne sont que des obstacles. Se soucier de leurs états d'âme, c'est se pendre à une corde. Si je m'étais préoccupée des autres, je serais morte depuis longtemps. Vous avez le talent. Mais avez-vous l'instinct de tueuse? C'est une question primordiale!» Ces quelques mots ouvrent la bande-annonce du film «Cruella», actuellement dans les salles, qui revient sur la jeunesse de la méchante aux cheveux bicolores des «101 Dalmatiens». Son but ultime: se faire un nom en tant que styliste.
Née sous la plume de Dodie Smith dans le roman Les 101 Dalmatiens en 1956, le personnage de Cruella a été porté plusieurs fois à l'écran. Sa version la plus connue reste celle du dessin animé de Disney, suivi de deux films sortis en 1996 et en 2001. On y voit une vile créatrice obsédée par la fourrure.
Le décor est posé de manière très claire dès le départ. N'hésitant pas à faire des raccourcis, Disney semble s'accrocher à un cliché apparemment riche au coeur d'Hollywood: que ce soit dans une comédie romantique, musicale ou même un drame, l'industrie de la mode est souvent considérée comme toxique, voire futile. Est-ce vraiment le cas? L'univers des fashionistas est-il dans le viseur du 7ème art? La mode entretient-elle sa mauvaise réputation auprès du public? La réponse est un peu plus complexe que ça...
La mode prisonnière de ses propres clichés
La mode a longtemps été un milieu élitiste et fermé. Malgré sa démocratisation sur les réseaux sociaux ou via la fast-fashion, il s'agit toujours d'une sphère plutôt opaque et réservée à une certaine caste. Comme l'explique à Blick Charles-Antoine Courcoux, historien du cinéma à l’Université de Lausanne: «La mode n'est pas un domaine qui suscite beaucoup d’indulgence de la part du public. On peut d'ailleurs faire le parallèle avec le marché de l'art, par exemple. Rares sont les personnes qui s'indignent d'une représentation négative de ces milieux dans certains médias».
Par ailleurs, les looks présentés par les stylistes semblent se heurter à beaucoup d'incompréhensions chez le quidam: «Certains vêtements sont tellement travaillés et avant-gardistes qu'il est parfois difficile pour le profane de s'y associer ou d’en décrypter les significations, précise l'expert. Il peut donc se sentir exclu». De quoi agacer Monsieur ou Madame Tout-le-Monde, trop souvent dépassés par des pièces excessivement extravagantes. Et hors de prix.
Surtout, la mode s'enferme dans ses propres clichés, note Charles-Antoine Courcoux: «La manière dont certains créateurs se présentent a souvent pu être perçue comme très stéréotypée, à la limite de l’autocaricature. On est là dans une sorte de rapport interdynamique entre la façon dont la mode se montre et la manière dont elle est représentée au cinéma».
Le livre J'adore la mode mais c'est tout ce que je déteste de Loïc Prigent, journaliste spécialisé, en est d'ailleurs un parfait d'exemple. L'auteur balance des petites phrases mesquines qu'il a pu entendre au premier rang des défilés, dans des coulisses ou lors de soirées privées. Le tout sous forme de citations.
Autre exemple: l'interview de Gabrielle Chanel en 1968. Des millions de téléspectateurs ont découvert une vieille femme de 84 ans butée, renfermée, voire même cruelle envers les mannequins, la jeunesse et la gent féminine. Celle qu'on considérait jusque-là comme le symbole de la liberté des femmes n'est plus en phase avec son temps. Elle attaque la mini-jupe qu'elle considère vulgaire, sans oublier ses adeptes qui «manquent de pudeur». Elle insulte les jeunes filles qui, d'après elle, jouent les saintes-nitouches: «Il y a moins de viols que l'on croît parce que les petites filles sur le trottoir, il y en beaucoup. Elles commencent à imiter maman». En clair, une femme en mini-jupe est une fille facile.
Finalement, Gabrielle Chanel s'en prend au jeune Yves Saint Laurent, qu'elle accuse de la copier. C'est peut-être lors de cet interview que le mythe fondateur de la méchante patronne acariâtre est né.
Femmes haut placées = femmes diabolisées
Si la mode semble être une cible facile pour Hollywood, il ne s'agit en fait que d'un «simple décor dans lequel on expose les vies professionnelles de protagonistes féminines. En réalité, c'est surtout la femme indépendante et carriériste qui est diabolisée et ce, depuis les années 1980», précise Charles-Antoine Courcoux. Dans l'imaginaire collectif, abandonner son humanité est le prix à payer pour une femme qui souhaite accéder au pouvoir. Le 7ème art n'y va donc pas par quatre chemins: si l'homme riche et influent travaille dans le milieu financier, la femme puissante, elle, sera rédactrice en chef d'un magasine féminin ou styliste. C'est le cas de Meryl Streep dans «Le Diable s'habille en Prada», par exemple.
Toutefois, Cruella n'a pas toujours été une créatrice. Dans le livre Les 101 Dalmatiens, paru en 1956 ou dans le dessin animé de Disney sorti en 1961, le personnage était la femme d'un riche fourreur. Ce n'est que lorsque Glenn Close l'a incarnée dans le film de 1996 et sa suite, sortie en 2001, que Cruella est devenue styliste à la tête de la Maison DeVil, référence au diable.
Dans sa version de 2021, «Cruella» pousse le vice à l'extrême. Il ne s'agit plus de dépecer quelques chiots pour en faire des fourrures, mais plutôt de percer dans la haute couture. Cruella s'assombrit au gré des défilés et autres galas super hype.
Pourtant, Craig Gillespie, réalisateur du film, a avoué ne pas bien connaître la mode. The Independent nous apprend en outre qu'il n'a même pas consulté d'experts du domaine pour réaliser son oeuvre. Sa seule source d'inspiration: des photographies d'archives des ateliers Dior.
La mode sous un jour positif, ça existe?
Lorsqu'un film met la «fashion industry» au premier plan, on tend souvent vers le cliché. En revanche, lorsqu'un vêtement est porté à l'écran comme un moyen d'expression, d'une personnalité ou d'une époque, on fait face à beaucoup plus d'indulgence chez les cinéphiles. «Si les moqueries sont plutôt convenues en ce qui concerne l'industrie de la mode, on valorise tout de même la consommation vestimentaire», analyse l'historien.
Le tailleur jaune de Cher Horowitz dans «Clueless» (1995), les costumes de «The Great Gatsby» (2013) ou la robe portée par Mireille Darc dans «Le grand blond avec une chaussure noire» (1972): autant d'exemples restés dans les annales.
Idem pour certains documentaires ou oeuvres biographiques dans lesquels il s'agit de présenter l'industrie de manière réaliste comme dans «Coco avant Chanel» (2009) ou «Yves Saint Laurent» (2014).
Alors, la mode est-elle réellement dans le viseur du cinéma? Pas sûr. «L'échantillon de films sur le sujet est assez pauvre. En fait, la mode intéresse peu le cinéma. Ce monde est surtout à la fois un prétexte pour exhiber les rivalités entre femmes de générations différentes, et aussi un moyen d’inciter le public à consommer. Très honnêtement, à la sortie de la projection de «Cruella», je n'ai pas eu l'impression que le film avait cherché à inhiber les désirs consuméristes de son public en matière de mode», avoue Charles-Antoine Courcoux.
En fait, la mise en scène de l'écosystème «fashion» relève de l'expression d'un certain sexisme. La femme qui réussit dérange. On la dessine donc comme mauvaise et parfois même rétrograde. Pour mieux la remettre à sa place et valoriser une nouvelle génération de femmes résolument plus dociles. De son côté, la mode se présente elle-même, encore trop souvent, sous un jour snob et loin des préoccupations des gens. Cette parade n'est donc pas forcément remise en question aujourd'hui. Les mouvements féministes ne s'en indignent pas encore massivement mais pourraient être prêts à en découdre...