Ils ne sont pas en colère. Ils sont enragés. Lorsqu’à 15h50, les policiers antiémeutes ont chargé les quelque 6000 participants à la marche blanche organisée en hommage au jeune Nahel tué deux jours plus tôt par un policier, la protestation a viré à la bataille rangée. Pas étonnant. C’est ici même, à l’intérieur de la préfecture des Hauts-de-Seine à Nanterre (ouest de Paris), qu’est gardé à vue le motard de 38 ans qui a tiré le coup fatal lors d’un contrôle policier matinal.
La «police des polices» enquête
L’homme, depuis son interpellation immédiatement après les faits, est interrogé par ses collègues de la «police des polices», dans le cadre de l’information judiciaire ouverte pour homicide volontaire. Il est aujourd’hui lâché de tous. Le président français a parlé de «violences injustifiables». Le parquet de Nanterre a demandé son placement en détention provisoire, estimant «que les conditions d’usage légales de son arme n’étaient pas réunies», ce qui contredit la thèse de la légitime défense.
Un bilan accablant que tous, sur le parvis de la préfecture, égrènent en écoutant la mère de la victime de 17 ans crier son chagrin. «Ils lui ont volé son fils unique. Ils vont devoir répondre de cet acte de violence gratuite», raconte Chérif, foulard sur le nez pour se cacher le visage, devant un monceau de poubelles jetées à terre. A 15 heures, le cortège s’est tu, pour une minute de silence. Mais depuis, l’heure est au face-à-face. Et beaucoup craignent que la situation se dégrade encore plus dans les heures à venir.
Le plus frappant est l’envie d’en découdre. Elle se sent. Elle se lit sur les visages. La mère de Nahel, qui élevait seule son enfant, ne fait rien pour apaiser la tension, prenant à partie les policiers déployés sur le boulevard Jacques-Germain Soufflot. Mouna, larmes plein les yeux et mégaphone en main, vient de tirer un fumigène au-dessus des manifestants. Autour d’elle, un cercle de jeunes s’active. Ils l’escortent. Ils répètent ses paroles aux journalistes.
Qui sont-ils? Impossible à dire, car tous s’esquivent aux premières questions. Ce qu’ils veulent aujourd’hui, c’est la «justice». Mais comment faire plus sévère envers ce fonctionnaire qui, pour l’heure, continue d’être interrogé? Que s’est-il passé dans le véhicule Mercedes AMG de couleur jaune que le jeune homme conduisait sans permis, dans l’illégalité? Personne ne veut répondre. «Si on doit mourir pour un contrôle de police forcé, où ça va s’arrêter? C’est les flics contre nous», entend-on au pied de la préfecture.
Le fossé jeunesse-police apparaît tel qu’il est dans ces quartiers: béant. Les uns ne parlent plus aux autres. Les deux se redoutent. Les policiers sont pris au piège de leur force brute. Les jeunes défilent autant pour la mémoire de Nahel que pour marquer leur territoire.
Il est près de 17 heures. Plusieurs individus, sans déclencher la moindre riposte policière, essaient de franchir les grilles de la préfecture. Une station de vélib, les vélos en accès libre, est fracassée et brûlée. Sauf que deux mondes apparaissent dans la manif: d’un côté les commerçants, ceux qui connaissaient «le gamin», ceux qui défendent encore l’idée d’un vivre-ensemble qui ne soit pas gâché par la violence. De l’autre, des bandes, visiblement bien organisées.
Nahel, une vie gâchée
Les élus présents ont abandonné la marche qui reprenait l’itinéraire habituel du jeune homme disparu. Nahel aimait le scooter. Pour le moment, le puzzle de sa vie récente, de ses fréquentations et de ses derniers instants n’est pas reconstitué. Il faut attendre l’enquête. Mais comment enquêter lorsque vous êtes tellement rejetés, vilipendés, ostracisés?
Il a suffi d’un barrage de motards, mardi matin, pour que tout dérape pour le pire. Deux voitures renversées brûlent à quelques mètres de la préfecture. Des groupes de jeunes s’égaillent dans les rues voisines. Réparer cette fracture entre la police et la jeunesse, et encore plus la cicatriser semble aujourd’hui presque impossible. A Nanterre, la «marche blanche» est bel et bien devenue celle de la «révolte».