Ce n’est pas seulement une guerre civile qui menace la France en Nouvelle-Calédonie. C’est une défaite en termes d’influence et de puissance, dans cette région cruciale qu’est l’Asie-Pacifique. Si Paris ne parvient pas à ramener un calme durable dans ce territoire de 18'500 kilomètres carrés (un peu moins de la moitié de la Suisse), c’est la position française dans cette zone maritime et insulaire convoitée notamment par la Chine qui sera ébranlée. A la guerre civile s’ajoute une autre guerre, que la République est peut-être en train de perdre au fil des violences à Nouméa: la nouvelle guerre du Pacifique. Voici pourquoi.
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La France défiée par la population
Les 270'000 habitants de la Nouvelle-Calédonie sont de plus en plus divisés en deux blocs: les indépendantistes persuadés qu’une solution politique négociée sera de toute façon toujours à l’avantage de Paris, et les anti-indépendantistes pour qui le «Non» à l’autodétermination sorti vainqueur des urnes lors des trois derniers référendums consécutifs (2018, 2020, 2021) a définitivement fermé la porte à une pleine souveraineté de ce territoire d’Outre-mer, distant de 17 000 kilomètres de l’hexagone.
Certes, ces deux blocs sont eux-mêmes fracturés et divisés. Beaucoup de Calédoniens des deux camps, sans doute l’immense majorité, veulent un règlement pacifique. Mais la confiance n’est plus au rendez-vous. Elle a été perdue. Les fameux accords de Matignon signés pour la première fois en 1988, après une éruption de violence similaire (et notamment la prise d’otages d’Ouvéa qui avait abouti à la mort de deux policiers et 19 indépendantistes kanaks), puis la seconde volée d’accords en 1998, appartiennent au passé.
La France attaquée à Nouméa
Ce n’est pas nouveau. Mais le rapport de force a basculé depuis trente ans en Nouvelle-Calédonie et dans cette région de l’Asie Pacifique dominée par la Chine. Lors des éruptions de violence indépendantistes des années 80, la population autochtone Kanake était soutenue par l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Aujourd’hui, c’est le géant Chinois qui rêve d’un départ des Français, pour se ruer sur les 24,5 millions de kilomètres carrés de sa zone maritime. Cette attaque est renforcée par des ingérences étrangères comme celle de l’Azerbaïdjan dénoncée par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Crédible? Oui, car la Nouvelle-Calédonie est une fragilité française bien identifiée. Le volcan indépendantiste n’a jamais été éteint. Il suffisait de le rallumer, avec l’aide des réseaux sociaux (Tik Tok vient d’être suspendu).
L'ironie du calendrier est qu’Emmanuel Macron a reçu le président chinois Xi Jinping à Paris les 5 et 6 mai. Et que L’Azerbaïdjan est un partenaire économique et énergétique de la France. Sauf que là, Paris manque de moyens pour riposter, au-delà du maintien de l’ordre.
La France dépassée en Asie Pacifique
C’est le drame: les puissances régionales du Pacifique, comme la Chine, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou les États-Unis sont bien mieux équipées que Paris. La Chine contrôle déjà économiquement plusieurs îles et archipels de la région comme les îles Salomon ou le Vanuatu (ex Nouvelles-Hébrides). L’Australie et la Nouvelle- Zélande mettent en avant leur propre population autochtone (aborigènes et maoris), après des décennies d’oppression.
Les États-Unis ont démontré leur volonté de verrouiller stratégiquement cette région en faisant casser le contrat des sous-marins français vendus à l’Australie, pour les remplacer par des sous-marins nucléaires américains. Et la France? Ses moyens maritimes sont limités à une frégate, le Vendémiaire et des bâtiments de soutien, auxquels s'ajoutent environ 3000 militaires. Comment se faire respecter dans ces conditions? D’autant que la Russie et ses soutiens, mis en cause en Ukraine, relancent le débat infernal sur la colonisation.
La France abîmée par ses actes
En 2018, Emmanuel Macron s’est rendu à Ouvéa, au nord de la Nouvelle Calédonie – là où se déroula la prise d’otages d’avril-mai 1988, puis le meurtre du leader indépendantiste Tjibaou en mai 1989 – et il y a promis «la reconnaissance de toutes les mémoires». Le président français a ensuite tenu la promesse d’organiser trois référendums consécutifs sur l’autodétermination. Lesquels se sont à chaque fois soldé par un «Non».
Mais le développement économique du territoire est, lui, resté en panne, en partie en raison de la crise du nickel, l’une de ses principales ressources. Le gouvernement a aussi laissé les divisions s’installer de plus en plus entre pro et anti-indépendance. L’État s’est retrouvé paralysé, de moins en moins capable de répondre aux besoins contradictoires de la population.
Dernier gâchis en date: le vote mal préparé par l’Assemblée nationale, mardi 14 mai, du projet de réforme constitutionnelle pour élargir le corps électoral figé depuis 1998. En clair: pour faire voter plus de non-kanaks. Le fossé entre l’hexagone et le territoire a viré au précipice.
La France isolée dans la région
La République a d’autres territoires d’outre-mer (TOM) à défendre dans la région: la Polynésie française et Wallis et Futuna. Sur le papier, ces TOM sont une chance pour la puissance tricolore. Dans les faits, l’immensité de ces zones et l’éloignement de ces îles du Pacifique exigent d’avoir des alliés sûrs. Or qui aide la France? Presque personne, même si les États-Unis et l’Australie préfèrent bien sûr la présence de Paris à l’influence de Pékin.
Le problème culturel et politique est devenu béant: ces territoires exigent une attention permanente. Les jeunes générations ont de nouveaux besoins. La stagnation économique crée des frustrations dopées par la cherté du coût de la vie, puisque tout est importé. Les différences énormes de revenus entre fonctionnaires expatriés et locaux deviennent insupportables.
Dans les années 80, le chaudron avait pu être refroidi. Un couvercle de négociations l’avait refermé. Quarante ans plus tard, alors que l’extrême-droite est aux avants postes en France, rien n’incite à un calme durable. Les «ultras» des deux camps sont confortés.