Que veut dire l’ordre républicain en Nouvelle-Calédonie, ce territoire insulaire peuplé d’environ 270'000 habitants, perdu au large de l’Australie, en plein Océan Pacifique? Sur le papier, vu de Paris où Emmanuel Macron a décrété mercredi 15 mai à 20 heures l’état d’urgence pour douze jours (le délai légal) dans cette terre française depuis 1853, l’ordre en question signifie la fin des émeutes, le retour au calme dans la capitale Nouméa quadrillée par les forces de police (un gendarme est décédé mercredi, quatre personnes au total ont trouvé la mort) et la reprise d’un processus politique entre les indépendantistes et les anti-indépendantistes.
Dans la réalité, pour ceux qui sont allés une fois sur place, la notion d’ordre républicain ne parle qu’à une partie de la population.
Toute une frange de la jeunesse kanake, le peuple autochtone de ces îles tropicales, vit déjà dans une quasi-illégalité, repliée dans les tribus et habituée à faire le coup de force dans certains quartiers de Nouméa. De l'autre côté des barricades érigées un peu partout, le noyau dur des anti-indépendantistes, renforcé dans ses convictions après la tenue de trois référendums à l’issue desquels l’autodétermination a été rejetée, ne veut plus entendre parler d’un abandon de la tutelle française sur ce territoire d’outre-mer. La fracture est béante. Et les puissances qui se livrent une compétition acharnée dans la région pacifique, comme l’Australie et la Chine, espèrent chacune tirer profit de cette déliquescence tricolore.
Un bref compte rendu des émeutes qui secouent les îles depuis plusieurs jours pourrait laisser penser à une nouvelle éruption de violence sans lendemain. Erreur. Il s’agit bien d’une menace de guerre civile, car l’impasse politique est totale. Et l'on voit mal comment la visioconférence organisée ce jeudi 18 mai avec les élus du territoire par Emmanuel Macron pourra relancer le dialogue. Par trois fois, en 2018, 2020 et 2021, les électeurs calédoniens ont en effet répondu «non» en majorité à la question: «Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante?». Mais cette réponse demeure jugée inacceptable par les partisans de l'autodétermination.
Le problème est que l’État français, à 17'000 kilomètres de la Nouvelle-Calédonie, a de moins en moins les moyens d’éteindre l’incendie nationaliste. Le dernier référendum, organisé le 12 décembre 2021, avait été boycotté par les partis kanaks favorables à l’indépendance. La victoire du «non» à 96,5% ne veut dès lors rien dire. Or les indépendantistes contrôlent aujourd’hui une grande partie des leviers réels du pouvoir. Ils sont en plus aux commandes de deux régions sur trois: le Nord et les îles Loyauté.
Tout s’est enflammé
La guerre civile n’est pas un mot lancé en l’air. Tout s’est enflammé, en début de semaine, avec le vote par l’Assemblée nationale française du projet de réforme constitutionnelle visant à élargir le corps électoral pour permettre à davantage de non-Kanaks de voter pour l’avenir du territoire. Le texte est aujourd'hui de facto suspendu, mais il a fait l'effet d'un baril de poudre lançé sur les braises calédoniennes.
Logique, au vu des chiffres et du métissage de la population. Impossible, au vu de la revendication nationaliste des Kanaks qui estiment que cette terre est d’abord la leur, et que le corps électoral composé en 1998 doit rester figé. Même s'il doit encore être voté par le Parlement réuni en Congrès, ce projet de réforme est perçu comme un casus-belli. «Il en va de notre survie» scandent leurs leaders.
Le désordre est utile
Or, même s’ils prônent – officiellement – une accalmie et l’arrêt des émeutes, le désordre sert leurs intérêts. «Ils savent que la France peut s’épuiser dans ce dossier. «Ils jouent le pourrissement», note un expert français du dossier. Car qui dit guerre civile dit violences, mais aussi différence de vulnérabilité. Les «blancs» qui se constituent en milices ces jours-ci, sont pour l’essentiel retranchés dans la capitale Nouméa et dans la province Sud. Lorsqu’ils sont ailleurs, par exemple pour les fermiers en brousse, ils sont isolés. Le rapport de force est donc assez favorable aux Kanaks indépendantistes, retranchés dans leurs fiefs.
La réalité est que la Nouvelle-Calédonie est trop importante, paradoxalement, pour conclure aujourd’hui un accord de paix durable. La France y tient, car elle est au cœur de sa stratégie Indo-pacifique, mais Emmanuel Macron n’a pas les moyens de dompter les anti-indépendantistes, qui réclament justice après les trois référendums qu’ils estiment avoir gagnés.
La Chine rêve de refaire dans ce territoire ce qu’elle a fait au Vanuatu voisin (les ex-Nouvelles-Hébrides franco-britanniques indépendantes depuis 1980): un protectorat commercial et maritime. Les Australiens, mais aussi les États-Unis, jouent double jeu: ils soutiennent aujourd’hui Paris, mais se préparent si besoin pour d’autres options.
Situation coloniale
La guerre civile est aussi envisagée, comme toujours dans les situations coloniales, par une partie de la population néocalédonienne. Ceux qui veulent continuer d’être rattachés à la France ont pour eux l’avantage du droit. Ils veulent donc frapper fort quand ils le peuvent encore. Ils défendent leurs propriétés et leurs quartiers. Les indépendantistes kanaks, à l’inverse, ne croient plus à une issue légaliste. La Nouvelle-Calédonie est toujours inscrite sur la liste des territoires non autonomes établie par les Nations unies. Si leurs méthodes sont celles de voyous et d’émeutiers, la justification politique de leur combat est la décolonisation.
Et maintenant? Le spectacle qu’offre la Nouvelle-Calédonie, avec ses mines de nickel – un métal très utilisé mais dont le cours a lourdement chuté car il peut être désormais produit à partir de minerai à bas coût – est celui d’un territoire de plus en plus perdu de la République.