C’est sans doute l’un des pires jobs du monde. Du moins sur le papier, et au vu des rapports de force politiques actuels. Être Premier ministre, en France, signifie aujourd’hui se retrouver coincé entre le président de la République, réélu au suffrage universel en avril 2022, et une Assemblée nationale fracturée d’où ne se dégage aucune majorité.
Pourquoi Michel Barnier, 73 ans, politicien de droite expérimenté, a-t-il accepté ce défi? Et à quoi sert, en France, le chef du gouvernement alors que le président, surtout depuis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, donne l’impression de décider de tout?
Le gouvernement français, un feuilleton politique
Il faut, pour bien comprendre le feuilleton politique français qui va continuer ces prochains jours (consacrés à la formation du nouveau gouvernement), revenir à l’actuelle constitution de la Ve République, écrite en 1958 pour le Général de Gaulle et amendée plusieurs fois depuis. Cette loi fondamentale divise en effet le pouvoir exécutif.
D’un côté le chef de l’Etat, élu au suffrage universel qui, selon son article 5 «veille au respect de la Constitution, et assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat».
De l’autre, le Premier ministre, nommé par le président (article 8) dont le rôle est de «diriger l’action du gouvernement qui lui-même détermine et conduit la politique de la nation». En clair: le président de la République incarne le pays et le protège. Tandis que le Premier ministre le fait fonctionner au quotidien. Cette division des rôles a engendré, pour le président, un «domaine réservé»: la politique étrangère et la défense, dont il est le premier garant.
Il faut maintenant, pour comprendre la mission assignée à Michel Barnier, avoir en tête quatre éléments.
1. Pas de majorité. Pour la première fois depuis 1958, aucune majorité absolue de 289 députés sur 577 (même en coalition) n’est aujourd’hui possible au sein de l’Assemblée nationale. Alors qu’en revanche, la réunion des oppositions peut aboutir à une majorité pour renverser le gouvernement, via le vote d’une motion de censure. C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron affirme avoir tant consulté. Il cherchait, en priorité, à s’assurer de la «non censurabilité» du Premier ministre choisi. Au moins à court terme.
2. Un président boiteux. Autre fait inédit depuis 1958: Emmanuel Macron ne peut pas se représenter pour un troisième mandat consécutif en mai 2027. Cette disposition remonte à la révision constitutionnelle de 2000, qui a substitué le quinquennat au septennat. Le chef de l’Etat va donc voir son pouvoir et son influence s’étioler au fil de sa fin de mandat. Les Américains nomment ce type de président en fin de course un «canard boiteux» (lameduck).
3. Pays à droite, Assemblée bloquée. Deux logiques politiques s’affrontent aujourd’hui en France. Sur le plan électoral, les Français sont en majorité à droite et le Rassemblement national (droite nationale populiste) est le premier parti du pays. Sur le plan du rapport de force parlementaire en revanche, la gauche unie (193 députés) dispose d’une avance sur les autres blocs et peut tout faire déraper, puisque personne ne souhaite faire alliance avec le RN.
C’est pour cela que la gauche revendiquait le poste de Premier ministre pour sa candidate, Lucie Castets. Or Emmanuel Macron l’a refusée. Il a sondé un candidat socialiste, l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, dont le «Nouveau Front Populaire» n’a pas voulu. En clair: le pays est plutôt à droite, mais la gauche est la première force de blocage à l’Assemblée avec le RN.
4. Dissolution possible. Gouverner, cela veut dire faire voter les lois, à commencer par le budget, et faire fonctionner le pays. Pour y parvenir, Michel Barnier va donc devoir constituer des majorités relatives ad-hoc, et déjouer les motions de censure possible en divisant ses opposants. Avec une date en tête: juillet 2025. A partir de ce mois, Emmanuel Macron pourra de nouveau dissoudre l’Assemblée nationale.
La colonne vertébrale de la République
A quoi sert dès lors ce Premier ministre, certes nommé, mais déjà empêché? A moins, bien sûr, que Michel Barnier parvienne à desserrer l’étau politique.
D’abord à refléter la donne parlementaire, aussi compliquée soit-elle. Un gouvernement en «affaires courantes» comme l’était celui de Gabriel Attal depuis 50 jours, n’est pas légitime. Le parti du Premier ministre sortant a été battu. Michel Barnier, son successeur, a donc pour première mission de bâtir une coalition, ou de s’assurer que son gouvernement, et son programme, correspondent à l’issue des élections législatives. C’est bien pour ça que la gauche française, qui revendique la victoire (de justesse) parle de «déni démocratique».
Ensuite à diriger le pays. La France n’est pas un pays fédéral, contrairement à la Suisse ou à l’Allemagne. Tout, ou presque, part du sommet, c’est-à-dire du gouvernement central. Le Premier ministre est dans le poste de pilotage. C’est autour de lui qu’ont lieu les fameuses réunions interministérielles. Ce poste, souvent décrit comme infernal, est la colonne vertébrale de la République.
La France, un pays littéraire
Dernier point essentiel: le Premier ministre est responsable devant l’Assemblée nationale. Lorsque celle-ci est dominée par une majorité présidentielle acquise au chef de l’Etat, celui-ci fait ce qu’il veut. C’est ce qui s’est passé avec Emmanuel Macron depuis 2017. Lorsque l’opposition (ou les oppositions) contrôle en revanche l’Assemblée, le chef du gouvernement, une fois nommé, n’a théoriquement plus de comptes à rendre au locataire de l’Élysée.
L’originalité de la situation actuelle est que nous sommes entre les deux. Michel Barnier n’a pas les moyens d’une cohabitation frontale avec Emmanuel Macron. Celui-ci, à l’inverse, doit le laisser bâtir sa coalition s’il veut la stabilité. Un terme désigne désormais cette situation: «coopération exigeante.» La France n’est pas pour rien un grand pays littéraire…