L'Histoire en perspective
L'aveuglement français face à l'islamisme raconté par Gilles Kepel

Spécialiste du monde arabe, Gilles Kepel raconte dans son dernier livre comment l'islamisme a profité d'un véritable aveuglement français. Pour lui, le «jihadisme d'atmosphère» flotte toujours dans l'air de la République.
Publié: 01.10.2023 à 15:03 heures
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Dernière mise à jour: 01.10.2023 à 17:38 heures
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Avec cet essai, Gilles Kepel règle aussi quelques comptes au sein de l'élite intellectuelle française, dont il dénonce l'aveuglement vis-à-vis de l'extrémisme islamique.
Photo: Richard Werly
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Richard WerlyJournaliste Blick

J’ai rencontré plusieurs fois Gilles Kepel. Ce spécialiste reconnu du monde arabe et musulman sera d’ailleurs de nouveau à Genève le mercredi 4 octobre sur le plateau du PoinG, l’émission de la chaîne Léman Bleu. Lire son dernier livre, à la veille de cette intervention, était donc plus que justifié. D’autant qu’un personnage bien connu sur les bords du Léman se retrouve au centre de son ouvrage. Il s’agit sans surprise du prédicateur islamique Tariq Ramadan. L’universitaire français raconte ses débuts à la télévision, lorsqu'il est propulsé sur le devant de la scène médiatique hexagonale par son côté «télégénique» et sa capacité à fixer l’audience.

Flash-Back. 12 octobre 1994 dans «La Marche du siècle», l’émission disparue de Jean-Marie Cavada. Kepel et Ramadan sont l’un à côté de l’autre sur le plateau. «J’avais indiqué son nom, explique le professeur français. Et Tariq Ramadan creva l’écran, au milieu du brouhaha, par la singularité de sa posture et de son propos, s’affichant d’emblée comme un 'bon client' pour la télé. Pour la première fois, on y voyait un 'islamiste moderne'.»

Kepel et le «Bondy Blog»

Il y a un autre lien, dans le livre accusateur qui se lit d’une traite, avec la Suisse. Il passe parmi le Bondy Blog, ce site né en 2005-2006 de l’initiative éditoriale de nos amis de «L’Hebdo», le défunt magazine d’actualité du groupe Ringier (éditeur de Blick). En mai 2016, soit onze ans après le lancement de cette opération originale visant à raconter le quotidien d’une banlieue française, Gilles Kepel est invité par ce média. Or le voici tout de suite, dit-il, accusé d’islamophobie: «Ce procès me fut intenté sur cette antenne pour avoir établi que le déclenchement des émeutes de 2005 faisait suite à un incident de «gazage» accidentel d’une mosquée (une grenade lacrymogène lancée par un policier avait explosé à proximité)».

L’enseignant et essayiste est abasourdi. «J’eus beau expliquer au journaliste fort militant qui m’incriminait que j’avais précisément recueilli, puis vérifié la parole des témoins et acteurs des émeutes eux-mêmes, j’avais commis à ses yeux le crime politique de substituer à un mythe mobilisateur une mise en récit circonstanciée et cela me valait l’opprobre.» Le récit en question des émeutes de 2005, rappelons-le, est encore aujourd’hui en France celui d’une révolte après la mort de deux jeunes adolescents traqués et morts d’électrocution dans un transformateur où ils étaient réfugiés pour fuir la police.

Remettre l'histoire en perspective

J’ai cité ces deux passages pour bien camper le décor. Le pays que nous raconte Gilles Kepel, face à la montée de l’islamisme, est la France. C’est une évidence, mais il faut le redire. Vu de Suisse, l’acharnement de la République française à défendre certains principes comme la laïcité peut parfois surprendre. Je suis moi-même toujours inquiet lorsque des consignes tombent d’en haut, par exemple du ministère de l’Éducation nationale à la rentrée scolaire pour interdire le port de l’abaya dans les écoles, puis risquent de s’enliser dans les procédures administratives, comme le montre en ce moment la polémique sur le harcèlement des élèves.

Cette précision faite, merci Gilles Kepel! Voilà un livre qui n’hésite pas à régler quelques comptes, à dire les choses, à remettre l’histoire de la montée de l’extrémisme islamiste en perspective. L’auteur sera bien sûr accusé d’être parti de l’extrême gauche dans sa jeune pour rejoindre aujourd’hui plutôt le camp de la droite. Qu’importe.

Ceux qui veulent le contredire peuvent maintenant encore plus l’interpeller, voire infirmer ses affirmations. La force de «Prophète en son pays» (Ed. de l’Observatoire) est que son auteur prend des risques. Il pointe des responsabilités. Il accuse. Il nous fait pénétrer dans les méandres bureaucratiques et idéologiques de l’université française. L'aveuglement hexagonal l'inquiète. Vrai? Faux? Au moins, la lumière est allumée dans le tunnel.

Rencontre avec Paul Wolfowitz

L’autre vertu de ce récit qui joue aussi le rôle de «mémoires itinérantes» pour cet arabisant qui a trainé ses guêtres partout au Proche- et au Moyen-Orient, est de nous rappeler l’interaction décisive entre certains phénomènes de société, comme l’Islamisme, avec l’actualité et les objectifs d’États qui ont transformé le Coran en armes.

L’un des passages les plus éloquents, d’un point de vue géopolitique, est celui où Kepel décrit sa rencontre avec Paul Wolfowitz, l’ancien patron des néoconservateurs américains responsable de l’invasion de l’Irak et de la chute de Saddam Hussein. Pour ce dernier, tout a été écrit. L’architecture politique de la région allait basculer. Le nouvel Irak chiite allait remplacer l’Arabie saoudite comme pièce maîtresse de l’échiquier stratégique «Made in USA». Brillant! Mais faux parce que déconnecté des réalités du terrain que la maîtrise de la langue arabe – c’est une thèse centrale du livre – peut seule vraiment permettre. Voilà un essai qui joue son rôle: celui d’une pierre intellectuelle dans le jardin du refus de voir les réalités en face.

Qui, maintenant, pour répondre au constat préoccupant de Gilles Kepel?

Gilles Kepel sera mercredi 4 octobre à 20 heures l'invité du PoinG de Laetitia Guinand sur Léman Bleu. A ne pas manquer en direct, puis ensuite en replay ici

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