Vous montez dans le train ou vous prenez votre voiture pour le salon de l’agriculture qui s’est ouvert à Paris ce samedi 25 février? Faites un arrêt librairie si vous avez le temps. Ou lisez ces lignes inspirées du récit de Camille B., une jeune femme de pays que le suicide de son mari, exploitant agricole dans la Somme (nord de Paris) a laissé veuve à 24 ans.
La France est le pays par excellence des territoires. Ils sont partout, sans cesse cités par les élus ou par Emmanuel Macron, qui a passé ce samedi plus de douze heures à la porte de Versailles, entre vaches de concours, fromages, éleveurs porcins et biquettes des Alpages. Mais qui dit monde rural, en France, dit aussi tragédies, misère financière, reprise impossible des exploitations.
Le miroir trompeur du salon de l’agriculture
«L’amour est dans le pré» est une émission de télévision à succès. Sauf qu’elle ne reflète pas ce qu’a vécu Camille, effondrée après la disparition de son mari. «Il avait décidé de ne plus souffrir» explique-t-elle simplement dans «Agricultrice, une vie à part» (Ed. Robert Laffont).
Sandrine A., elle, avait 36 ans. Elle avait plusieurs fois été interrogée sur son métier d'agricultrice par des télévisions. Elle aimait le salon de l'agriculture qui a ouvert ses portes à Paris le 25 février. Mais juste avant l'édition 2023, elle s'est donnée la mort.
Au salon de l’agriculture, tout n’est que beaux produits, senteurs de fermes et éloges (justifiés) sur le bonheur rural. La réalité? Depuis le début des années 1990, les chiffres des suicides chez les paysans français sont alarmants. Leurs revenus sont en berne. Les grands distributeurs, pourvoyeurs de revenus, leur tordent souvent le bras et le portefeuille. Les régulations les étranglent.
Deux suicides d’exploitants par jour selon la Mutualité sociale agricole, l’assurance des paysans! Ce chiffre explose chez les agriculteurs les plus pauvres, selon un documentaire diffusé en 2019 sur France Info TV. «Deux activités sont particulièrement touchées: les éleveurs bovins et les producteurs laitiers.»
Le mari de Camille avait une ferme près d’Abbeville, dans ces grandes plaines nordistes où les champs de betteraves s’étendent à perte de vue. Le 8 février, des paysans de ce département de la Somme lui ont rendu hommage sur la place des Invalides, à Paris. Ils y étaient venus en tracteurs, pour protester contre la baisse de leur chiffre d’affaires, alors que l’inflation fait grimper les prix des produits alimentaires.
Il y avait là beaucoup de betteraviers enragés contre «la surtransposition de normes européennes qui plombent l’agriculture française». Camille et son époux avaient 50 hectares de céréales. Le journaliste jurassien Antonio Rodriguez, de l’Agence France-Presse, l’a longuement interviewée. Leur récit est poignant.
Emmanuel Macron a parlé longtemps, samedi, avec les exposants. Et après? En octobre 2022, près de Beauvais, dans cette même région de Picardie, Christophe, un agriculteur de 52 ans s’est suicidé, chez lui.
Le syndicaliste qui l’a retrouvé mort a témoigné dans «Le Parisien»: «On sait qu’il y a plusieurs facteurs, la fatigue, le surmenage, les inquiétudes, mais on sait aussi que notre métier est pointé du doigt, que plein de choses nous mettent la pression.»
Quatre jours avant son décès, Christophe avait ainsi reçu un courrier de convocation de l’Office français de la biodiversité (OFB), qui lui reprochait une infraction après un contrôle. Sujet compliqué, terrible. La collision entre les exigences écologiques et le monde paysans est, en France, une douloureuse réalité.
Dans le sud du pays, des collectifs de militants verts se sont opposés à l’installation de panneaux solaires sur des terres agricoles. Compréhensible. Mais comment faire face, alors que le prix de l’énergie grimpe vers des sommets depuis un an? Idem pour les activistes opposés aux réserves d’eau artificielles, alors que la sécheresse hivernale actuelle laisse présager un été difficile, voire terrible si la pluie n’arrive pas?
18% des ressources agricoles de l’UE
Choc des cultures. Choc des époques. Choc des agricultures. Le salon de Paris et ses millions de visiteurs curieux tout au long de la semaine sont un miroir trompeur. La France produit 18% des ressources agricoles de l’Union européenne. Elle compte 438’000 exploitations agricoles qui emploient environ 820’000 personnes (moins de 2% de l’emploi total). Un quart des chefs d’exploitation sont des femmes. Près de 45% des surfaces agricoles sont utilisées pour les grandes cultures de céréales.
Or le modèle vacille, bousculé par le réchauffement climatique, la raréfaction de l’eau, le changement des habitudes alimentaires. «Le modèle de l’exploitant agricole classique a perdu une grande part de sa pertinence», analyse Bertrand Hervieu, sociologue du monde rural, dans une tribune publiée par 'Le Monde'.
En dépit des transformations gigantesques de l’agriculture intervenues, le modèle familial pèse un poids considérable dans l’imaginaire des Français et imprègne encore la vision de l’exploitation – entretenue par les organisations professionnelles agricoles –, en particulier lorsque la question de la transmission de celle-ci d’une génération à l’autre est en jeu.
L’agriculture française est blessée. Les agriculteurs, remis en selle sur le devant de la scène depuis l’épidémie de Covid-19, manquent de repères et de moyens. Camille B a eu raison de tirer le signal d’alarme: par respect pour son mari, mort de l’amour qu’il portait à sa terre.
À lire:
«Agricultrice, une vie à part», de Camille Beaurain, avec Antonio Rodriguez (Ed. Robert Laffont)