Existe-t-il en France des «écoles perdues de la République», comme l’on surnomme certains quartiers abandonnés par la police et livrés à la violence? La réponse est non. Ce genre d’appellation, en tout cas, est à des années-lumière de l’établissement endeuillé mercredi 22 février par le meurtre d’une enseignante de 55 ans, poignardée par l’un de ses élèves âgé de 16 ans.
Le collège Lycée Saint-Thomas-d’Aquin de-Saint-Jean-de-Luz, sur la bourgeoise et tranquille côte basque près de la frontière espagnole, n’a rien d’une école confrontée aux problèmes endémiques de violence urbaine dans certains quartiers de grandes métropoles. Rien, non plus, n’apparente ce drame à la décapitation, le 16 octobre 2020, de l’enseignant Samuel Paty par un jeune islamiste tchétchène radicalisé. Pas de lien également avec la recrudescence des incidents liés à la laïcité dans cet établissement privé catholique, géré par le diocèse des Pyrénées-Atlantiques.
Un «couteau de cuisine de 18 centimètres»
Alors? Le portrait dressé par le procureur de la République de l’adolescent de 16 ans qui a agressé mortellement l’enseignante avec un «couteau de cuisine de 18 centimètres» n’en est pas moins inquiétant. Le jeune, dont les résultats scolaires étaient plutôt bons, était suivi depuis plusieurs mois par un psychiatre. Il prenait des antidépresseurs. Il aurait agi, a-t-il affirmé aux enquêteurs lors de sa garde à vue toujours en cours, sur les instructions «d’une petite voix» d’un être «égoïste, manipulateur et égocentrique» qui lui aurait ordonné de commettre un assassinat.
L’information judiciaire a été ouverte pour «meurtre avec préméditation». Le jeune homme, qui avait dissimulé son couteau dans un rouleau de papier-ménage, avait verrouillé la porte de sa classe avant de porter le coup mortel à la professeure de 55 ans. Il a ensuite été désarmé par deux autres enseignants alors qu’il s’était rendu dans la classe voisine.
La réalité est que la violence dans les écoles en France est multiforme. Une explication aussi du malaise et de «l’usure» du corps professoral et de la mobilisation importante des enseignants contre le projet de réforme des retraites, qui prévoit de reporter à 64 ans l’âge de départ au lieu de 62 actuellement.
Une minute de silence a été respectée à 15h ce jeudi
C’est cette réalité, dure, terrible, que la minute de silence observée ce jeudi à 15h dans toutes les écoles du pays veut affronter et mettre au jour.
À Saint-Jean de Luz, les mots du ministre Pap Ndiaye:
Résultat d’une addiction quelconque? Cette thèse d’un jeune «possédé», ou se présentant comme tel, fait penser à plusieurs actes de violence dans des enceintes scolaires aux États-Unis. Après le meurtre de quatre étudiants dans l’Idaho, en janvier dernier, le principal suspect a aussi affirmé qu’il «n’était plus lui-même» lors de la tragédie. On se souvient aussi de la fusillade survenue au Texas, dans une école primaire, en mai 2022. Dix-neuf enfants avaient été tués. Le meurtrier, là aussi, s’était dit «aspiré par des forces» vers le pire.
La France, reflet de l’Amérique, en proie aux mêmes démons? C’est une thèse qui ne peut pas être écartée. L’importance de la consommation de stupéfiants dans l’Hexagone est souvent citée comme facteur explicatif. Même si, selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (ODFT), l’âge moyen des usagers de cannabis a augmenté de 25,1 ans à 32,8 ans entre 1992 et 2021. «La génération née dans les années 2000 se révèle moins consommatrice que les précédentes», poursuit l’étude.
Violences et déscolarisation
Les faits, en revanche, sont têtus. En novembre 2022, une enquête menée par l’institut Opinion Way révélait que plus de 3 jeunes Français sur 4 déclarent avoir subi des violences au sein de l’école, et 29% ne pas s’y sentir en sécurité. Dans le «Figaro», le directeur d’un collège de l’Aisne (au nord de Paris) affirmait alors, alarmé par les dégâts psychologiques dans le système scolaire: «Certains enfants étaient déscolarisés depuis plusieurs mois, les autres partaient à l’école la boule au ventre. Beaucoup ont cherché à se réfugier dans le virtuel et développé des addictions aux jeux vidéo, quelques-uns sont allés jusqu’à des tentatives de suicide. Tous ont vu leurs résultats scolaires s’effondrer après avoir totalement perdu confiance en eux.»
Au Québec aussi, la violence scolaire est un fléau:
Autre enquête: celle menée par le Ministère de l’Éducation nationale. Selon les chiffres de l’administration, 12% des élèves de primaire et 10% des collégiens sont harcelés dans le cadre scolaire en France. Ces statistiques ne mesurent que le harcèlement, c’est-à-dire les violences «répétées régulièrement durant une longue période et sur une victime isolée». «L’école en France est à l’image de la société et nos enfants sont exposés sur les réseaux sociaux, dans les jeux vidéo, par la musique qu’ils écoutent ou les films qu’ils regardent, à des images qui déforment leur imaginaire et par conséquent leur rapport aux autres. N’oublions pas que les mises en cause de mineurs pour violences envers les personnes ont été multipliées par 2,5 au cours des 20 dernières années», rappelait, dans «Le Figaro», ce responsable associatif et scolaire.
Deux enquêtes régulières du Ministère de l’Éducation
Les chiffres officiels sont-ils si préoccupants? Deux types d’enquêtes régulières sont menées dans les établissements. La première, l’enquête nationale Sivis, recueille mensuellement auprès des chefs d’établissement et des inspecteurs de l’Éducation nationale «les faits graves survenus ou portés à la connaissance des équipes pédagogiques». Les secondes, dénommées «enquêtes nationales de climat scolaire et de victimation», interrogent périodiquement des élèves et des personnels pour prendre en compte leur point de vue sur le climat scolaire et connaître les éventuelles atteintes subies à l’école, que ces actes aient été ou non signalés.
Résultats? Le portrait est plus contrasté. La violence dans les écoles françaises existe, mais elle n’est pas endémique. «Au cours de l’année scolaire 2021-2022, les inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN) ont déclaré trois incidents graves pour 1000 écoliers. Aucun incident grave n’est déclaré pour huit écoles publiques sur dix et dans un établissement du second degré sur trois», conclut l’enquête Sivis pour 2021-2022. Le tempérament de plus en plus violent des élèves est en revanche noté. «Dans les écoles publiques, les écoliers sont impliqués comme auteurs dans 58% des incidents graves déclarés par les établissements. […] Les collégiens et lycéens sont impliqués dans 93% des incidents graves», juge l’étude.
Le stress des enseignants
Un autre rapport montre que la violence scolaire en France est une réalité incontournable, qui stresse logiquement les milieux enseignants. Elle émane de l’Institut national de la statistique, l’INSEE. La dernière en date porte sur l’année scolaire 2018‑2019, avant la pandémie de Covid-19. Selon cette évaluation, «12,2 incidents graves pour 1000 élèves dans les collèges et lycées étaient recensés – donc quatre fois plus que les chiffres officiels de l’éducation nationale, sur l’ensemble des écoles. 79,3% étaient des atteintes directes aux personnes, dont un tiers de violences physiques. 28% des établissements «sondés» reconnaissaient avoir fait face à plus de dix incidents annuels.»
Pour Blick, un enseignant commente: «On n’est jamais préparé à ça. On doit par exemple de plus en plus s’opposer à des élèves dont le crâne est littéralement bourré par les théories complotistes. L’institution n’a toujours pas pris conscience qu’il faut protéger les profs. La consigne 'surtout, ne pas faire de vagues' reste encore trop suivie…»
La minute de silence observée ce jeudi dans tout le pays sera sans doute l’occasion de s’interroger, à nouveau, sur les dérives les plus problématiques cachées dans ces chiffres et sur les moyens d’empêcher que des armes blanches circulent en milieu scolaire.