Dix jours de débat. L'article 1 du projet de loi voté. L'article 2 rejeté. Et encore dix-huit à examiner… en un peu plus de 24 heures! Entamé le lundi 6 février, le débat à l’Assemblée nationale française du texte sur la réforme des retraites ressemble de plus en plus au conflit en Ukraine: une guerre de tranchées dominée par le pilonnage d’artillerie des oppositions contre le texte du gouvernement. Et ce, alors que la mobilisation reste importante dans la rue. Rien qu’à Paris, plus de 400'000 manifestants – selon les syndicats – ont encore battu le pavé ce jeudi 16 février. Avant une nouvelle épreuve de force programmée le 7 mars.
La France Insoumise, championne de l’obstruction
Dix jours de débat pour quoi? Hormis les incantations hostiles au projet des députés de la France Insoumise (LFI, gauche radicale), rien ou presque ne mérite d’être retenu de cet examen en première lecture. 20'000 amendements déposés au total, dont 17'000 par les députés de la NUPES (l’alliance de gauche) et 13'000 par ceux de LFI. Une bataille rangée ponctuée de dérapages sur les bancs de l’Assemblée.
Exemple le plus fameux: le selfie posté sur les réseaux sociaux le 9 février par le député LFI de Seine-Saint-Denis (Région parisienne) Thomas Portes, le pied posé sur un ballon représentant (grâce à des autocollants) la tête du ministre chargé de la réforme des retraites, l’ex-socialiste Olivier Dussopt. De quoi raviver le souvenir, durant la crise des «gilets jaunes», des manifestants qui brandissaient le portrait d’Emmanuel Macron décapité au bout d’une pique…
Quand le député Thomas Portes joue au ballon, version Dussopt:
Le député en question a été expulsé de l’Assemblée pour quinze jours en raison de ce geste pour le moins déplacé. Pas question pour lui, néanmoins, de faire amende honorable: «Je referai le tweet s’il était à refaire, a-t-il déclaré. Il ne s’agissait pas d’un appel à la violence. S’il a été mal interprété par des gens, je le regrette. Je n’ai pas à m’excuser pour un tweet qui n’était pas un appel à la haine.»
L’obstruction, synonyme d’impasse
Autre exemple de l’impasse: le calendrier. Compte tenu de la procédure d’urgence adoptée par le gouvernement pour ce texte, l’examen de celui-ci en première lecture doit s’achever ce vendredi 17 février, à minuit. Or rien ne dit que, d’ici là, l’article 7 de la réforme qui prévoit le report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans (au lieu de 62) aura été débattu par les députés avant le départ du texte pour le Sénat.
Un échec patent pour le patron du syndicat réformiste CFDT Laurent Berger, l'un des principaux adversaires du rallongement de la durée d'activité: «L’obstruction n’est pas une solution, mais une impasse. Il faut absolument que la représentation nationale débatte de l’article 7 et donc du relèvement de l’âge légal à 64 ans, la mesure phare de la réforme, et que les députés se prononcent sur les amendements visant à la supprimer», estime en vain celui-ci.
Perte de crédibilité du pouvoir législatif
Résultat? La preuve dans l’hémicycle que la pratique du débat parlementaire ne parvient pas à prendre racine en France, où le gouvernement ne dispose que d’une majorité relative depuis les législatives de juin. Politologue et auteur en 2021 d’un ouvrage sur «Le Populisme» (collection Que sais-je?), Pascal Perrineau est convaincu que la nouvelle donne à l’Assemblée nationale est un échec en termes de renforcement de la crédibilité du pouvoir législatif, dans un pays habitué à la quasi-monarchie qu’est le système présidentiel. «Si c’est pour faire le contrepoids de cette manière, on s’en passerait volontiers, a-t-il expliqué dans un entretien au réseau radio RCF. Très souvent issus d’une culture de la radicalité, les députés de la France Insoumise trouvent quelque part que la démocratie parlementaire est une fausse démocratie, donc ils la méprisent.»
Autre conséquence: le renforcement du Rassemblement national (RN) qui, à l’extrême-droite de l’hémicycle, profite de cet enlisement spectaculaire auquel il ne participe pas. Absent des manifestations dans les rues, le parti de Marine Le Pen mise sur une opposition discrète au projet de loi qu’il a, en vain, proposé de soumettre au référendum. Peu présents sur le fond du débat, les 87 députés RN pilonnent avant tout leurs adversaires de gauche, qu’ils rêvent de terrasser dans les urnes si Emmanuel Macron décidait de dissoudre l’Assemblée nationale avant la fin de son mandat, comme la Constitution le permet.
Et si la stratégie de Marine Le Pen se révélait payante?
Rappels au règlement, dépôt d’une motion de censure contre le gouvernement qui devrait être débattue et votée ce vendredi soir: la stratégie du RN cherche à faire habilement d’une pierre deux coups. D’un côté, caricaturer la gauche comme une force contestataire qui oublie l’essentiel, à savoir les retraites. De l’autre, mettre la soixantaine de députés de la droite traditionnelle (du parti Les Républicains) le dos au mur, en les forçant à choisir entre le gouvernement et l’opposition.
Une Assemblée ou une jungle politique affligeante?
Une Assemblée nationale digne de ce nom? Ou une jungle affligeante dont les débats, retransmis en direct sur La Chaîne Parlementaire, sont de nature à déboussoler encore plus les électeurs? Pour l’heure, le gagnant aux points de ce match de boxe politique est in contestablement le camp présidentiel, qui a les institutions pour lui.
Le 26 mars au plus tard, le débat parlementaire abordant le projet de loi sur la réforme des retraites s’achèvera en seconde lecture à l’Assemblée nationale. Soit sur un vote, qu’Emmanuel Macron et sa Première ministre, Élisabeth Borne, espèrent majoritaire grâce à l’appoint de la droite. Soit sans vote, comme le permet la procédure d’urgence utilisée. Ce qui permettrait aux oppositions de dénoncer le forcing de l'Exécutif et le manque de légitimité de cette réforme.
«Les oppositions n’ont plus de boussole et sont totalement perdues», aurait lâché le président français en marge du conseil des ministres hebdomadaires, mercredi 15 février. Quel que soit l’avis que l’on peut porter sur ce nouveau projet de réforme des retraites (après des réformes antérieures en 1993, 1995, 2010 et 2014), ce constat politique est aujourd’hui difficile à démentir.