La France est, en matière de soutien au journalisme et à la liberté de la presse, un pays de plus en plus contradictoire. Dans quelques jours, des «États généraux de l’information» vont être organisés à l’initiative d’Emmanuel Macron. Ils seront animés par un comité dans lequel figure le patron de Reporters sans frontières, Christophe Deloire, très actif dans la défense des confrères et consœurs menacés à travers le monde, et la journaliste Philippine, Maria Ressa, Prix Nobel de la paix en 2021 avec l’éditeur russe Dmitri Mouratov.
Et en même temps, rien ne va plus
Or au même moment, rien ne va plus entre la police et la presse. Au point que pour certains observateurs, la liberté d'informer est en péril. Ariane Lavrilleux, journaliste du média d’investigation «Disclose», a été placée en garde à vue pendant prés de 40 heures et interrogée par les services de renseignement intérieur pour avoir publié des informations sur une opération menée par l’armée française en Égypte à partir de 2015. Elle a tenu jeudi une conférence de presse pour raconter son interrogatoire et son interpellation. Autour d’une question: où tracer la ligne entre investigation et fuite illégale d'informations ? A quoi jouent les pouvoirs publics dans un pays où les principaux médias sont contrôlés par une poignée de milliardaires, dont certains proches de l'exécutif ?
Le récit en vidéo d’Ariane Lavrilleux
L’affaire Lavrilleux est emblématique des difficultés rencontrées par les journalistes d’investigation. Le 19 septembre, le domicile de cette journaliste a été perquisitionné à Marseille. Puis l’intéressée a été conduite dans un commissariat de la ville pour y être interrogée toute la nuit, comme si elle avait commis un acte criminel. Ceci, alors que la loi du 4 janvier 2010 garantit la protection des sources en des termes très clairs: «Il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi» explique le texte législatif.
Quelle justification, dès lors, à cette arrestation? «Compromission de la sécurité nationale» et «révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé» ont affirmé les policiers à l’intéressée. Laquelle n’a, à l’heure d’écrire ces lignes, pas été mise en examen. Un ancien militaire a en revanche été inculpé après avoir été lui aussi placé en garde à vue.
En Suisse, dans un autre registre, la loi bancaire de 2015, dans son article 47, menace de cinq ans de prison toute personne qui exploite des données couvertes par le secret bancaire – y compris dans l’intérêt public, comme les lanceurs d’alerte ou les journalistes. En 2017, aucun média helvétique n’avait, pour cette raison, participé aux «Swiss Papers», une enquête internationale sur Credit Suisse.
Documents classifiés
Le sujet qui a valu à Ariane Lavrilleux d’être placée en garde à vue remonte à 2021. Sous la mention «Les mémos de la terreur», Disclose affirme alors, sur la base de documents classifiés, que les autorités égyptiennes ont utilisé les services de renseignement français pour bombarder et tuer des contrebandiers à la frontière égypto-libyenne entre 2016 et 2018. Nom de code: opération Sirli.
Selon le média, les forces françaises ont été impliquées dans «au moins 19 bombardements» contre des civils. Média associatif qui se définit comme un «lanceur d'enquête», Disclose avait préalablement déjà fait souffler un vent de panique au ministère français de la Défense en publiant en 2019, une des documents secret-défense qui avaient révélé l’usage massif d’armes françaises dans la guerre au Yémen.
La DGSI, la direction générale de la sécurité intérieure, avaient aussi convoqué dans une toute autre affaire, en mai 2019, la journaliste du Monde Ariane Chemin et le directeur du groupe Le Monde Louis Dreyfus pour «révélation de l’identité d’un membre des forces spéciales», après la plainte d’un ancien membre de l’une de ces unités suite à la publication sur l’affaire Benalla, ce collaborateur d’Emmanuel Macron révoqué de l’Elysée en 2018. «Les questions très intrusives sur les conditions de l’enquête journalistique, et la configuration même des lieux, suffisent à exercer une certaine pression sur les journalistes» avait alors argué l’avocat du quotidien.
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Au moment de la publication, Disclose a reconnu que son rapport contenait des secrets relevant de sécurité nationale, justifiant leur partage «au nom d’un principe fondamental de la démocratie: le droit à l’information». La notion d"information classifiée ne peut être invoquée pour protéger une campagne d’exécutions arbitraires contre des civils a poursuivi le média, conscient de «contrevenir à la loi».
Le ministère français des Armées avait déposé une plainte pour «violation du secret de la défense nationale». Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), une organisation internationale qui intervient souvent dans les pays en conflit ou lorsque les médias sont malmenés par des régimes autoritaires, a demandé l’abandon de toutes les enquêtes criminelles. «Les journalistes doivent être en mesure d’informer librement sur les questions de défense et de sécurité nationales. Interroger les journalistes sur leurs sources confidentielles les soumet à une pression injustifiée et pourrait avoir un effet dissuasif sur le journalisme de défense», a déclaré Attila Mong, représentant du CPJ pour l’Europe, dans un entretien accordé à la BBC.
On attend l'intervention du Comité de protection des Journalistes aux États généraux de l'information....