Il existe une autre France. Je l’ai rencontré. Cette France bosse, s’énerve devant les blocages des raffineries ou des gares, peste contre les fonctionnaires ou assimilés, très nombreux dans les manifestations. Cette France-là n’a rien de nouveau. Personne ne va en parler ce jeudi 23 mars, lorsque des millions de protestataires hostiles au projet de réforme des retraites vont défiler à travers le pays, à l’appel des syndicats unis.
Normal. Si près de 70% des Français interrogés se disent hostiles au report de l’âge de la retraite à 64 ans, point d’orgue du projet de loi adopté sans vote le jeudi 16 mars, ils sont seulement 51% à vouloir bloquer le pays. Vingt points d’écart. C’est à ceux-là qu’Emmanuel Macron s’est adressé mercredi 22 mars, dans son intervention télévisée de la mi-journée, suivie par près de dix millions de téléspectateurs.
Comprendre la réalité sociale du pays
Il faut plonger dans cette autre France pour comprendre la réalité sociale du pays. Il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres. La neuvième journée d’action et de mobilisation, ce jeudi 23 mars, est populaire. Selon un sondage de l’institut Harris Interactive, 70% des Français qui ont suivi l’interview d’Emmanuel Macron ne l’ont pas trouvé «convaincant». 67% des personnes interrogées par cet institut ont redit leur rejet du texte désormais dans les mains du Conseil constitutionnel qui doit décider s’il peut, ou non, entrer tel quel en vigueur.
La France du silence, celle qui ne manifeste pas, n’est donc pas une population acquise au départ à 64 ans à partir de 2030, et aux 43 ans de cotisation d’ici à 2027. Ces Français, en revanche, comprennent la nécessité d’évoluer et de moderniser le système de retraite par répartition.
«Il faut bien garder en tête que 61% des sondés estimaient, en janvier, qu’une réforme des retraites est «nécessaire» explique un expert en relations sociales. Cette opinion est surtout très majoritaire parmi les sympathisants d’Emmanuel Macron, autour de 90%». Les syndicats ne représentent pas le pays tout entier!
Les syndicats sont d’ailleurs l’un des points majeurs de contentieux. Depuis janvier, les huit formations syndicales réunies dans un front commun, jusque-là resté solide, ont à la fois montré leur fermeté et leur capacité à éviter les débordements. «Les syndicats ont une légitimité quand ils manifestent» a ainsi reconnu le président français, regrettant l’absence d’un projet alternatif à sa réforme, et laissant la porte ouverte à la reprise d’un dialogue social autour des mutations du travail, afin «d’entendre les colères autour de l’usure professionnelle, des fins de carrière, des besoins de reconversion».
Problème: les syndicats français restent impopulaires. Plusieurs études antérieures à l’actuel mouvement social ont montré que plus de la moitié des Français voient les syndicats de salariés comme un élément de blocage. Ceux-ci sont d’ailleurs peu représentatifs, hors de leur bastion qu’est la fonction publique. 7,8% seulement des salariés du privé sont syndiqués. La Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) réformiste (mais demandeuse de compromis que le gouvernement n’a pas accepté) est le premier syndicat du privé.
Quelle France dans les rues?
Alors, quelle France manifeste ce jeudi 28 mars? Il y en a deux, en fait. La France syndicale d’une part. Et de l’autre, un mouvement contestataire autonome. «On ne peut pas dire qu’il relève des syndicats parce qu’il se passe en dehors d’eux, avec des jeunes qui sont hors organisations syndicales et une mobilisation rendue possible grâce aux réseaux sociaux» juge le politologue Guy Groux, interrogé par BFMTV.
C’est cette partie du mouvement qui éclate, la nuit tombée, en petits groupes résolus à mener une guérilla sociale contre la police. C’est aussi dans cette partie du mouvement que les élus de la France Insoumise, le parti de gauche radicale de Jean-Luc Mélenchon, jouent leur rôle le plus influent, alors que la Confédération générale du travail (CGT) et la CFDT les tiennent à distance, par peur de voir leurs manifestations récupérées.
L’imaginaire du travail
France qui bosse contre France en grève? Pas si simple, selon le sociologue Jean Viard, interrogé par France Info. «En France, on a un imaginaire du travail comme lieu de souffrance, qu’on ne retrouve pas dans tous les pays […] Derrière, au fond, il y a une espèce de refus du travail qui s’est développé dans la société française».
Les travailleurs se taisent, mais ils peuvent en réalité être plus complices qu’on ne le pense des protestataires. Dans les faits, les divisions portent plutôt sur le type d’emploi, le type de contrats, le type de statuts. Peu de Français se reconnaissent, par exemple, dans les salariés protégés par des régimes spéciaux comme ceux des policiers (départ en retraite anticipé possible dès 51 ans, qui sera maintenu) ou celui des employés de la Banque de France (départ possible à la retraite dès 61 ans et neuf mois, supprimé par l’actuel projet de loi).
Qui sont les Français silencieux? Ceux qui ne sont pas opposés aux 64 ans par principe? Surtout les classes moyennes supérieures et ceux «qui ont commencé à travailler plus tard, dans les services, aujourd’hui en situation de responsabilité» note l’Institut Odoxa.
On a 37% de cadres favorables à la réforme contre 20% chez les ouvriers et 25% chez les employés». Autre enjeu: la qualification de départ. «Ceux qui ont commencé tard des carrières avec de meilleures perspectives, qui ont des métiers qui n’épuisent pas physiquement voient d’un meilleur œil la possibilité de travailler plus tard pour compenser le retard de cotisations pris en début de carrière» complète le politologue Bruno Cautres.
Les hommes sont aussi plus portés vers une durée de carrière et de vie active longue que les femmes, très mobilisées contre cette réforme injuste envers elles, puisqu’elle ne tient pas compte de leur carrière souvent hachée pour des raisons familiales.
Difficile aussi d’expliquer aux Français que les fonctionnaires manifestent pour tous, alors qu’ils bénéficient en France d’une retraite complémentaire par capitalisation spécifique, alors que les syndicats brandissent la défense unique du système par répartition. Et combattent les plans d’ouverture du système à davantage d’épargne privée
Une France silencieuse? Oui, mais ni sourde ni aveugle devant les pièges de l’actuelle réforme, et les arguments contestables des protestataires!