A 22 ans, l’idée d’une retraite heureuse ressemble à ça pour Marlène, étudiante à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne: «La retraite heureuse, c’est une nouvelle vie qui doit démarrer tant que je serai encore en pleine santé. S’il faut mourir avant de partir à la retraite, ce n’est pas un projet de société. C’est une hécatombe que Macron prépare.»
Juste à côté d’elle, Sabine, étudiante dans une école d’infirmière, brandit très haut sa pancarte: «Une bonne retraite plutôt qu’une mauvaise carrière.» Quelques mots fusent entre les deux filles, devant le micro tendu par un journaliste de France Info. La première parle de «plaisir», de «famille», de «temps disponible pour une seconde vie». La seconde évoque «la possibilité d’être enfin utile et considérée. Être à la retraite, c’est ne plus être un pion.»
Quelques jobs temporaires au compteur
Petite précision avant de poursuivre: ni Marlène, ni Sabine n’ont encore commencé à travailler. Toutes deux ont juste au compteur «quelques jobs à durée déterminée». La première n’a même pas reçu son premier bulletin de salaire, car son employeur cet été la rémunérait en espèces, comme serveuse dans un «food truck». Ne devraient-elles pas davantage réfléchir avant de vilipender le projet de réforme des retraites, massivement contesté ce samedi pour la seconde fois, après la manifestation massive des syndicats jeudi 19 janvier?
Ne devraient-elles pas regarder de plus près les calculs, la pyramide des âges, le risque de déficit chronique si le système par répartition n’est pas de nouveau réformé, et que l’âge de départ légal n’est pas reporté à 64 ans au lieu de 62? «Vous voulez la vérité? On s’en fiche. Tous ces chiffres sont manipulés. On leur fait dire ce qu’on veut. La retraite, c’est une promesse sociale. C’est un contrat avec le peuple. Ce n’est pas une variable d’ajustement» juge Marlène, adhérente de l’UNEF, l’Union nationale des étudiants de France.
Slalom entre les petits boulots
Les uns sont encore à l’université. Les autres slaloment entre les petits boulots. Difficile, dans la manifestation de samedi soutenue par la France Insoumise (Gauche Radicale) de Jean-Luc Mélenchon, de trouver de jeunes salariés déjà intégrés sur le marché du travail. Parmi les jeunes opposants à la réforme proposée par le gouvernement, rencontrés du côté de l’Hôtel de ville de Paris après avoir quitté le cortège de la Bastille à la place de la Nation, retraite est un mot qu’on dégoupille.
Luc est étudiant en médecine dentaire. Il vote Mélenchon ou Vert. Cette question de l’âge de départ l’énerve: «Mes deux parents viennent de prendre leur retraite et ils sont heureux! Ils ont acheté un camping-car. Ils profitent de la vie.» Quelle était leur profession? Mère commerçante, père fonctionnaire. La première a moins de 1000 euros par mois de pension. Le second 2800. Total du couple? 3800, maison payée et enfants sur le point d’entamer leur vie professionnelle. Enfin, c’est ce que croit savoir leur fils: «Je n’ai pas honte de dire que je suis jeune et que je pense à ma retraite. Dans ce système capitaliste, c’est la seule chose dont nous pouvons espérer profiter si on n'est pas obsédés par le salaire, la carrière, l’avancement...»
Jérémie Pelletier a dirigé, pour la Fondation Jean Jaurès, une récente étude sur l’épidémie de flemme qui menacerait la France. Le voilà qui voit s’imposer une autre réalité. «Va-t-on vers la fin du consentement des jeunes à payer pour les plus âgés?» explique-t-il dans une récente tribune de l’hebdomadaire Marianne.
Il faut bien comprendre que la solidarité n’est plus automatique, parce que les perspectives professionnelles ne sont plus garanties. Comme on ne sait pas ce que la vie professionnelle réservera, on ne s’engage pas. Quand on demande aux jeunes Français à quelle échelle de temps ils se projettent quand ils pensent à leur avenir, ce sont surtout les cinq prochaines années, parfois les dix, mais jamais les trente ni les cinquante prochaines années. Leur approche est court-termiste.» Dur.
Le modèle social français est pourtant basé sur le postulat inverse. Pour qu’il marche, les jeunes actifs doivent payer pour les retraités. Or le pays a changé. Leur avenir? «Ils pensent souvent à mettre de l’argent de côté pour se constituer un semblant d’épargne, poursuit le sociologue. Ils espèrent devenir rapidement propriétaires de leur logement.»
100'000 personnes à nouveau à Paris contre la réforme des retraites
La manifestation de samedi, qui a mobilisé près de 100'000 personnes à Paris, a essentiellement montré cela. Le décalage des attentes. Le gouvernement français défend son projet de réforme des retraites – il sera présenté au conseil des ministres mercredi 23 janvier – en tablant sur une solidarité à l’ancienne.
Or pour Marlène et Sabine, le montant des pensions et la durée de cotisation sans cesse évoqués dans le débat sont hors sujet. L’ironie est que ces jeunes ont le cœur à gauche et ne croient plus à la durabilité du système. Ils ne veulent pas en être les esclaves. C’est service minimum pour la collectivité. «On ne pense pas la retraite en termes d’argent mais de temps, de moment de vie» plaide Marlène.
Avec l’actuel projet de réforme, il faudra cotiser 43 ans à partir de 2027. «Regardez autour de vous? Posez la question! poursuit sa copine. Qui peut dire aujourd’hui: je vais travailler 43 ans? Les entreprises ne garantissent plus l’emploi mais on nous demande à nous de travailler plus et de garantir les retraites!»
Manque de «donnant-donnant»
Le vrai sujet est peut-être là: dans ce divorce entre la jeunesse et le système. Dans les médias français, tous les jeunes manifestants rencontrés ce jeudi à Paris déplorent ce manque de «donnant-donnant». Ils disent être les «vaches à lait du pouvoir», même si aucun n’a vraiment commencé à travailler, et s’ils ont de la peine à définir qui est le pouvoir présumé exploiteur, entre l’État, l’entreprise, le patronat…
Un récent sondage de l’institut IFOP auprès des 18-30 ans permet de mieux comprendre. Selon celui-ci, 84% des jeunes Français estiment que le travail est quelque chose d’important (dont 34% «très important») mais ils sont aussi nombreux à valoriser les loisirs (93% dont 50% «très important»), la famille (93% dont 70% «très important») et les amis (90% dont 55% «très important»). Plus révélateur: 32% de ces jeunes jugent que les Français travaillent trop (contre 19% pour l’ensemble de la population) et 78% adhèrent à l’idée d’un «droit à la paresse».
Erreur d’analyse d’Emmanuel Macron
L’erreur d’analyse d’Emmanuel Macron est là. En théorie, les jeunes actifs devraient être les plus résolus à réformer le système de retraites, pour espérer pouvoir en bénéficier. Or, en France, cette catégorie de la population s’estime victime, surtout après les deux années de pandémie marquée par une grande précarité. 50% estiment qu’il faut être détaché de son travail. 5% seulement des sondés aimeraient travailler pour une start-up. Ils se voient plutôt travailleur indépendant (18%) ou au sein de la fonction publique (17%).
Soit une catégorie qui, jusque-là, a moins bénéficié que la moyenne du système en vigueur. Et une autre qui, protégée par son statut et ses régimes spéciaux, se bat aujourd’hui pour ne rien changer!