«Il faut savoir terminer une grève.» Cette phrase, prononcée en 1936 alors que la France venait de basculer dans une ère de nouveaux acquis sociaux défendus par le Front populaire, est du leader du parti communiste de l’époque, Maurice Thorez. L’intéressé, pieds et poings liés par l’URSS de Staline qui guidait alors l’action de sa formation politique, défendait un réalisme ouvrier implacable. Oui à la mobilisation sociale lorsqu’elle profite à l'ensemble des forces productives. Non au risque de chaos qui, in fine, ouvre la voie à la répression ou à la remise en cause possible des acquis obtenus par cette lutte.
Thorez est mort le 11 juillet 1964, après avoir passé l’essentiel de la Seconde guerre mondiale en Union soviétique. Mais sa phrase est restée. Et les grévistes d’aujourd’hui en France, dans les dépôts de carburant, feraient bien de s’en souvenir.
Profits astronomiques de Total
Un mot d’abord du contexte. La principale entreprise visée par ces grèves en train de paralyser la France est le géant pétrolier TotalEnergies, dont les profits astronomiques, dopés par la crise mondiale sur le marché des hydrocarbures, ont atteint 16 milliards de dollars en 2021. Seize milliards! L’on peut comprendre, dès lors, pourquoi cette firme toujours très proche des hautes sphères de l’État français a mis en place, depuis plusieurs mois, une ristourne sur le carburant dans ses stations-service. C’est d’ailleurs pour profiter entre autres de cette ristourne de plusieurs dizaines de centimes par litre que les Suisses, voici peu, se rendaient en France voisine pour remplir les réservoirs de leur voiture.
TotalEnergies paie aussi fort bien ses 25'000 salariés en France, qui bénéficient d’un bel intéressement. Un chiffre a circulé, que le syndicat CGT n’a pas démenti mais contextualisé: les «ouvriers et agents de maîtrise» des raffineries Total touchent en moyenne un salaire brut de 5000 euros mensuels, y compris les primes de pénibilité, d’intéressement et de participation. Dans un pays où le salaire médian s’élève à 1789 euros mensuels…
Polémique sur les salaires
La polémique sur les chiffres n’a pas lieu d’être vue de Suisse, où le niveau des salaires est nettement plus élevé qu’en France. Au contraire. Dans bien des domaines, et nous l’avons écrit ici à propos des enseignants, une très forte revalorisation salariale serait justifiée dans plusieurs secteurs clefs pour l’économie et la société de notre grand voisin.
La question posée par cette grève est tout autre. Elle concerne ce désastre politique permanent qu’est, en France, l’opportunisme social. Plutôt que de s’engager sur une voie durable de concertation et de réformes, le gouvernement et les syndicats y ont pris l’habitude, depuis des décennies, de se donner rendez-vous dans la rue pour se défier. Avec comme conséquence, du côté des grévistes, de tout miser sur les moments de crise et de fragilité institutionnelle. Pour espérer faire craquer le gouvernement, et donc par ricochet l’obliger à tordre le bras à des entreprises privées comme Total, les employés prennent la population et le pays en otage. Qu’importe le chaos qui en résulte: l’essentiel est d’obtenir des avantages ponctuels, qui seront ensuite renégociés.
L’expérience des «gilets jaunes» de 2018-2019
Cette méthode a montré ses limites. Par sa réussite – les «gilets jaunes» de 2018 et 2019, mobilisés au départ sur le prix du diesel, ont obtenu le déblocage de nombreuses aides – ce chantage social a transformé peu à peu le pays en brasier social permanent. Impossible d’y éteindre le feu, que les forces politiques radicales attisent à dessein. Le consensus national minimal, indispensable en cas de crise majeure comme celle que traverse l’Europe à cause de la guerre en Ukraine, devient inatteignable. L’État oscille sans cesse entre la répression (le déblocage de force des dépôts de carburant) et le carnet de chèques. Le gouvernement se retrouve le dos au mur. Les syndicats les plus engagés dans ces grèves deviennent la caricature d’eux-mêmes. L’échec est général. Plus grave: ceux qui s’en tirent le mieux, à la fin, ne sont pas ceux qui en ont le plus grand besoin.
Le pire de la République
Cette caricature sociale est le pire de la République. Car elle ne fait qu’aggraver ses fractures, le ressentiment généralisé, la méfiance, et la volonté d’une partie de la population de renverser la table. Dans un pays où l’apaisement en temps de guerre – le Pétainisme en fut, en 1940, l’illustration parfaite – est une tendance historique incontestable et problématique, ces grèves des dépôts de carburant minent la capacité de résistance d’une France dont l’Union européenne a aujourd’hui terriblement besoin pour incarner ses valeurs, sa capacité à tenir bon et sa volonté de négocier demain (ou après-demain) une éventuelle paix entre la Russie et l’Ukraine.
La direction de TotalEnergies, bousculée par la perte de l’immense marché russe, est coupable de n’avoir pas anticipé ce risque de conflit social. Le gouvernement français a rallumé les braises en scandant, sans concertation préalable, le refrain de réformes de l’assurance-chômage et des systèmes de retraite. Les syndicats se complaisent dans le racket social.
Dans cette période de grandes incertitudes, nul besoin de désigner ceux à qui profitent ce face-à-face protestataire. Les extrémistes de tous bords ont toujours intérêt à casser la machine pour prétendre pouvoir mieux la reconstruire demain. A leur seul profit.