Christoph Blocher a de bonnes raisons de féliciter Liz Truss, la nouvelle Première ministre britannique qui prend ses fonctions ce mardi, après avoir rencontré la reine Elizabeth au château de Balmoral, en Ecosse. Rien de tel, pour le leader europhobe de l’UDC suisse, que ce type de parcours politique pour redonner le moral à ses troupes.
Jugez plutôt: il y a six ans, le 23 juin 2016, la nouvelle patronne du parti conservateur, remplaçante annoncée de Boris Johnson, avait voté «Remain», contre le divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE). Et voilà que le temps a fait son œuvre. Une fois installée au 10 Downing Street, Liz Truss a promis de tout faire pour préserver les intérêts britanniques. Quitte à renier l’accord signé par son pays, ce que lui a déconseillé de faire, dans son message néanmoins amical de félicitations, la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen.
Parfaite volte-face
Parfaite volte-face en effet pour cette femme issue d’une famille de la classe moyenne, dont la circonscription électorale de Norfolk est une bonne illustration de l’Angleterre qui a voté «Leave». Hier, c’est-à-dire dans son autre vie politique avant 2016 (elle est élue députée depuis 2010), Liz Truss n’envisageait pas de voir son pays quitter l’UE. Cette protégée de l’ancien Premier ministre conservateur David Cameron avait d’ailleurs commencé sa carrière chez les libéraux démocrates, parti plutôt centriste et europhile.
Elle se prononça même, lorsque Cameron proposa son référendum coup de poker sur le Brexit, contre cette opération démocratique à ses yeux trop risquée. Bien vu. Et bien surfé ensuite, car sans le référendum de 2016, Liz Truss ne serait pas aujourd’hui Première ministre. La voici rescapée du chaos du Brexit qui a tué sa prédécesseure, Theresa May (2016-2019), et compliqué la tâche de l’ineffable Boris Johnson (2019-2022), discrédité pour ses frasques durant la pandémie de Covid-19.
La recherche, ce défi suisse et britannique
Et la Suisse dans tout ça? Les responsables britanniques savent à peu près tout du dilemme helvétique face à l’UE. Depuis 2016, leurs diplomates examinent tous les accords bilatéraux conclus par la Confédération avec Bruxelles. Les universités britanniques, menacées d’une totale exclusion du programme communautaire de recherche «Horizon Europe», redoutent un isolement «à la Suisse».
Le site d’information Politico a d’ailleurs tiré récemment le signal d’alarme, compte tenu du fossé entre Londres et Bruxelles sur la question du protocole nord-irlandais: «La décision du gouvernement britannique de lancer des discussions officielles sur le refus de Bruxelles d’approuver sa participation aux programmes scientifiques de l’UE – dont le programme Horizon Europe, doté de 95,5 milliards d’euros – a renforcé les inquiétudes des chercheurs et des universités, qui craignent que le Royaume-Uni ne se retire complètement, note Politico. La Commission européenne a choisi d’établir un lien entre la participation de la Grande-Bretagne aux projets Horizon Europe, qui avait fait l’objet d’un accord préalable, et le conflit actuel sur les accords commerciaux post-Brexit en Irlande du Nord. Or dans ce conflit de plus en plus âpre, aucune des deux parties ne semble vouloir reculer.»
Visite à Londres d’Ignazio Cassis
C’est sur ce terrain qu’Ignazio Cassis s’était avancé lors de sa visite à Londres fin avril 2022. Le chef du Département des Affaires étrangères croyait trouver un soutien ferme chez Boris Johnson, chantre du Brexit. Sauf que depuis, tout a tangué.
Liz Truss menace Bruxelles, mais elle connaît l’importance des enjeux liés à la recherche, dans un pays aujourd’hui confronté à une grave crise sociale. La nouvelle Première ministre, qui a salué la combativité de Boris Johnson en Ukraine, se verrait bien accueillir des chercheurs, étudiants et professeurs ukrainiens, pour redorer son blason politique. Or sans budget communautaire, pas de grands projets de recherche. Celle qui rêve de réincarner Margaret Thatcher pourrait bien, sur ce plan, faire preuve de pragmatisme.
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«Rishi Sunak aurait fait un meilleur partenaire»
Quid, alors, d’un accord commercial privilégié entre la Suisse et le Royaume-Uni? Là aussi, pas la peine de rêver. Après avoir battu l’ancien ministre des finances Rishi Sunak pour la tête du parti conservateur, Liz Truss sait qu’elle doit courtiser la «City», cette bulle financière très favorable à son ex-adversaire. Or la «City», malmenée par le Brexit, a besoin de clients. La concurrence avec la place financière suisse risque dès lors d’augmenter, plutôt que de faiblir.
Plus sérieux encore selon des banquiers consultés par Blick: les Britanniques, très proches des Américains, vont tout faire pour que leurs homologues helvétiques n’aident pas les oligarques russes à dissimuler leurs avoirs. «Sunak, vrai brexiteur (il avait voté 'Leave' en 2016), aurait été un meilleur interlocuteur pour Berne. Avec Liz Truss, l’incertitude de l’époque Johnson va se proroger» juge un diplomate.
Deux poids, deux mesures
Le Royaume-Uni est, en plus, dans une position qui n’a rien à voir avec celle de la Confédération. L’affrontement avec l’UE sur les contrôles en mer d'Irlande est avant tout passionnel. Le mépris affiché par Liz Truss pour la cheffe du gouvernement écossais Nicola Sturgeon est également une chaudière politique. Le pays, en bref, est en ébullition. Mais il dispose de trois atouts maîtres à l’heure de la nouvelle guerre froide déclenchée par Vladimir Poutine: son statut de puissance nucléaire et de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, le soutien des Etats-Unis dont Londres reste le meilleur allié, et la taille de son économie que l’UE, même fâchée, ne peut ignorer.
La Suisse face à cela? L’impasse politique des négociations bilatérales, depuis le rejet du projet d’accord avec Bruxelles en mai 2021, l’a transformé en glacis diplomatique. Sa neutralité la place de facto hors-jeu. Pas sûr que Liz Truss, ministre sortante des affaires étrangères, ait envie de se rajouter une difficulté supplémentaire.
Christoph Blocher peut sourire: les perches tendues par Londres à Berne, si elles se matérialisent dans le domaine de la recherche par exemple, seront au mieux des cannes anglaises. C’est-à-dire des béquilles.