Reis Büyüksu tire une dernière fois sur sa cigarette. Puis il souffle la fumée, et avec elle toute sa frustration, à travers sa moustache jaunie par le goudron. «Toute ma vie, j'ai payé des impôts, j'ai fait mon service militaire pour ce pays. Mais pour quoi faire? Personne n'est venu lorsque sa famille avait un besoin urgent de soutien», confie-t-il dans son salon.
La voix du quinquagénaire s'emballe, ses yeux bleus sont embués. Six mois se sont écoulés depuis que son fils, Baris, a tenté d'échapper au dur destin des Kurdes en Turquie – et qu'il a perdu la vie. Aujourd'hui, son nom est tagué sur les murs de béton nus de la ville de Menemen: «Baris», en rouge, en bleu, en noir.
Ils vénèrent comme un martyr l'homme qui a traversé avec un bateau chargé de réfugiés vers l'île grecque de Kos, toute proche. Il y aurait vraisemblablement été battu à mort par des voyous grecs. C'est ce qu'indique le rapport d'autopsie qui, chaque jour, fait monter les larmes aux yeux de Reis Büyüksu.
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Tout un peuple discriminé
Près de 20% de la population turque appartient à la minorité kurde du pays. Ils en ont assez de la discrimination permanente du gouvernement. Les 50'000 morts du tremblement de terre dans le sud-est du pays, peuplé en grande partie par des Kurdes, n'ont fait qu'accroître leur colère contre les fonctionnaires corrompus de l'État.
De nombreux Kurdes cherchent à partir, tout comme Baris. Le «Parti de la justice et du redressement» (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan était autrefois bien disposé à leur égard. Mais à partir de 2015, les relations se sont nettement détériorées. Les Kurdes ont manifesté contre les plans d'Erdogan pour un nouveau système présidentiel, qui devait conférer au chef du gouvernement turc des pouvoirs étendus (et qui a été introduit en 2017 malgré la résistance kurde).
Après la tentative de coup d'État de l'été 2016, Erdogan a de nouveau durci le ton à l'égard des partis kurdes prétendument infiltrés par des terroristes. Et depuis 2018, l'homme fort du Bosphore gouverne en coalition avec le «Parti du mouvement nationaliste» (MHP) d'extrême droite, qui affiche ouvertement sa haine des Kurdes.
Turquie, l'autre défi
Vers une interdiction du parti kurde?
«Je ne pense rien d'un système qui ne pense rien de moi», assène Umut Büyüksu, 27 ans, le frère du défunt Baris. Il porte à la main gauche une bague en or à l'effigie de Baris et tient dans la main droite un verre de thé très sucré. «Je ne voterai pas pour ceux qui nous abandonnent depuis des années.» Après 20 ans avec les mêmes représentants, la Turquie a besoin d'un changement urgent, selon lui.
Cela sonne comme une menace. Et ça l'est. Car le vote des Kurdes pourrait coûter la victoire à Erdogan lors des élections présidentielles du 14 mai. Le plus grand parti kurde du pays, le HDP, a obtenu près de 12% des voix lors des dernières élections. Mais le gouvernement turc y a depuis mis un frein. Un tribunal décidera prochainement de la possible interdiction officielle du parti.
Kemal Kiliçdaroglu porte les espoirs kurdes
Pour des raisons tactiques, le HDP renonce donc à présenter son propre candidat à la présidence et a recommandé à ses partisans de voter à la place pour le leader de l'opposition Kemal Kiliçdaroglu. Ce dernier, lui-même membre de la minorité alévie de Turquie, a fait une promesse: lutter inlassablement contre la discrimination envers les minorités en Turquie.
«C'est une bonne chose», estime Giyasettin Altun. L'imam retraité de la mosquée de Menemen se tient sur la rue principale très fréquentée de la ville. La poussière et l'appel du muezzin se mêlent à l'air chaud de midi. Derrière lui, des petits drapeaux colorés sont tendus dans la rue. Des fanions de paix bouddhistes? Non, de la propagande électorale turque. Ils ont été accrochés par le parti «Gauche verte», qui a accordé l'asile politique aux candidats kurdes du HDP pour les élections législatives qui ont également lieu ce dimanche. «Je vais voter pour eux, comme presque tous les Kurdes ici», souligne Giyasettin Altun.
«Erdogan doit partir»
Le président turc tient entre ses mains le destin du peuple kurde, voire de tout un pays de 86 millions d'habitants. «Il emprisonne notre peuple, jette nos dirigeants en prison.» Recep Tayyip Erdogan a par ailleurs entrepris de diaboliser le «Parti des travailleurs du Kurdistan» (PKK) en le qualifiant de terroriste, et s'en prend désormais aux autres partis kurdes.
«Quel crime avons-nous commis?, demande Giyasettin Altun en levant ses puissantes mains en l'air. Nous sommes frères, nous devrions nous entendre. Au lieu de cela, ce gouvernement nous considère comme des citoyens de deuxième, voire de troisième classe.» Ce qu'il n'accepte plus.
Selon les derniers sondages, Kemal Kiliçdaroglu devance Erdogan d'un cheveu – grâce aux voix des Kurdes. Une revanche politique aura-t-elle lieu ce dimanche?