Son père était ukrainien, sa mère polonaise. Enfant, Boris Cyrulnik vit l’occupation nazie en France. Juifs, ses deux parents, qui l’avaient confié à une pension pour le sauver, meurent déportés. A 7 ans, il s’échappe d’une rafle à Bordeaux. Il sera élevé par une tante, seule survivante de sa famille ashkénaze. Un parcours de vie traumatisant qui l’amène à devenir psychiatre et à populariser, plus tard, le concept de résilience.
Face à la guerre en Ukraine, provoquée par l’autocrate Vladimir Poutine, son histoire résonne aujourd’hui avec celle de millions d’enfants de Kiev à Marioupol. Comment vont-ils s’en sortir après avoir frôlé les bombes? Et nous, en Suisse, devons-nous nous sentir coupables de nous réjouir des défaites russes alors que ça signifie que de jeunes gens meurent au front? Pourquoi l’humain aime-t-il tant faire la guerre? Pourquoi Vladimir Poutine aime-t-il tant faire la guerre? Est-il vraiment cinglé et parano?
Dans son dernier ouvrage, «Le laboureur et les mangeurs de vent» (Ed. Odile Jacob), le célèbre essayiste aux 2,5 millions de livres vendus, 85 ans, répond à une partie de ces questions. «Voulez-vous me téléphoner un matin?» Oui, Monsieur Cyrulnik, je le veux. Ce 11 novembre à 10h, la connexion est mauvaise. Nous aurons juste le temps de nous saluer à travers nos écrans avant de nous retrouver figés, pris dans la toile. Reprenons par téléphone. Allô le sud de la France?
Je disais donc, vous êtes psychanalyste: avez-vous tenté de comprendre le psychisme de Vladimir Poutine, souvent décrit comme «fou»?
Oui, bien sûr. Parmi d’autres, j’ai notamment rencontré Vladimir Federovski (ndlr: diplomate et écrivain russe, d’origine ukrainienne), qui a côtoyé Poutine. La conclusion est que Poutine n’est ni fou ni parano. Il a eu une enfance difficile, des carences éducatives. Une enfance qui le préparait à la délinquance. Mais il a été sauvé par le sport et le judo dans un premier temps. Il a cependant gardé au fond de lui un amour de la bagarre et probablement une psychologie facilement impulsive.
En avançant que «Poutine n’est ni fou ni parano», vous allez à l’encontre de ce que beaucoup d’autres analystes disent…
Dire que quelqu’un est fou n’explique rien. Ça arrête la pensée, même. C’est absurde d’expliquer une guerre par la parano ou la folie d’un seul homme! En France, il y a des milliers de gens qui ont des troubles psychiques et qui ne provoquent pas la guerre!
Mais ces milliers de personnes qui souffrent de troubles psychiques en France ne sont pas au pouvoir…
Poutine s’est débrouillé pour arriver au sommet de l’Etat. Il a toujours voulu redorer le blason de la Russie, humiliée par la chute du Mur de Berlin et la ruine économique. Comme l’Allemagne avait été humiliée par le traité de Versailles en 1918. Ce qui avait suscité l’avènement de Hitler et des jeunesses hitlériennes. Quand je suis allé à Saint-Pétersbourg, j’ai vu que Poutine était vénéré par les étudiants parce qu’il donnait une belle image de leur pays. C’est grâce à l’histoire de son pays qu’il a réussi à se faufiler jusqu’au pouvoir.
Mais quand même, n’y a-t-il pas chez Poutine une envie un peu psychopathique de disposer de la vie d’autres gens?
Si… Il a des troubles de l’empathie. Comme un très grand nombre de militaires, comme un très grand nombre d’hommes politiques, comme un très grand nombre de dirigeants de très grandes entreprises, qui n’hésitent pas à commercialiser des produits toxiques pour gagner un peu d’argent. Ça ne déclenche pas forcément la guerre.
Alors pourquoi déclenche-t-on la guerre quand on est Vladimir Poutine?
L’envie de restaurer la grande Russie, de réparer l’humiliation subie. C’est un phénomène psychosocial et culturel, pas la folie d’un homme, qui provoque la guerre. Et puis, il faut aussi garder à l’esprit qu’on l’a laissé s’emparer de la Crimée, détruire la Syrie, combattre les Kurdes, sans le freiner diplomatiquement. Il a donc pensé que ce serait pareil avec l’Ukraine.
La dernière fois que nous nous sommes parlé, c’était au sortir de la crise du Covid, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine par les troupes de Vladimir Poutine. Vous parliez d’espoir. Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui?
Je pense que nous sommes à un tournant dans l’histoire humaine, qui tourne souvent. A cause du virus, à cause de l’Ukraine, à cause de la technologie, à cause du climat, de la sécheresse, des mouvements de populations, etc. Si Poutine annexe l’Ukraine comme la Chine a annexé le Tibet, comme l’Azerbaïdjan qui a annexé une partie de l’Arménie, on va entrer dans une période de guerre infinie. On va tous payer, sur le plan économique. Tant les Ukrainiens, que les Russes, que les Chinois, que les Français ou les Suisses.
Vous l’avez dit, vous ne pensiez pas revoir un jour une grande guerre. On y est. Qu’est-ce que ça dit de cette humanité, justement?
Je me demande si nous sommes capables de vivre sans guerre. Dans l’histoire humaine, dès qu’il y a une sécheresse, c’est suivi d’une guerre. La Muraille de Chine a servi à retenir les Mongols qui subissaient une sécheresse, le Darfour, c’est la sécheresse qui a chassé les éleveurs chrétiens qui sont entrés dans les terres des cultivateurs musulmans, qui était secondairement une guerre de religion.
Et sur le plan psychologique, comment expliquer que l’être humain fasse la guerre?
De manière générale, les humains sont angoissés par le doute, base de toute réflexion scientifique et philosophique, et ont besoin de certitudes. Les gens sont moins anxieux quand ils développent des sentiments d’appartenance. On voit donc réapparaître des communautarismes. Il y a un côté rassurant lorsque tout le monde parle la même langue, croit dans le même dieu, a la même conception idéologique ou la même conception de la société.
Jusque-là, ce n’est pas encore la guerre…
En attendant la haine déclenchée par la présence d’une autre communauté, qui a un autre dieu, une autre conception de la vie en société. Et tous ceux qui ne parlent pas la même langue, qui n’ont pas le même dieu, qui n’ont pas la même conception de la société méritent la mort. C’est ce qui fait qu’on peut tuer des gens sans aucune culpabilité, c’est même recommandé. Quand on tue en temps de guerre, on est décoré. Quand on tue en temps de paix, on est emprisonné. Ainsi, en résumé, il y a toujours des enjeux et des raisons géopolitiques, mais le communautarisme, les croyances et l’idéologie sont aussi des facteurs de guerre.
Celle d’Ukraine est une guerre de croyance?
Oui. C’est une guerre de croyance absurde. Kiev était le berceau de la Russie. Mais ça a aussi été le berceau de la Pologne. Alors pourquoi les Polonais n’envahiraient pas aussi l’Ukraine?
Mais il y a aussi des raisons géopolitiques derrière ce conflit. Il y a l’énergie, le gaz, le pétrole, …
Oui. Lorsqu’on veut s’emparer des biens et des matières premières, comme au temps du colonialisme ou de l’esclavage, il y a des guerres d’appropriation. Mais les ressources naturelles peuvent aussi amener la paix. Par exemple, les Israéliens ont déjà désalinisé la moitié nord de la mer Morte. Et ils partagent l’eau potable avec les Jordaniens, avec qui ils ont désormais signé un traité de paix.
Explorons les questions humaines. Ici, en France, en Suisse, nous ne sommes pas directement touchés par les bombes. Mais, souvent, nous nous réjouissons des défaites russes. Est-ce normal de les célébrer?
Oui. On a toujours fait ça. Moi, je me réjouis des défaites de la Russie. Parce que si Poutine gagne, il y aura mille guerres sur la planète. Mais en revanche, je ne me réjouis pas de la mort des Russes. Dans un pays en guerre, c’est l’inverse: on se réjouit en quelque sorte de la mort des hommes, des femmes, qui meurent au combat parce qu’on peut les héroïser, en faire des martyrs. On les sacrifie et deux ou trois mois après, on a tout oublié.
Des personnes autour de moi se sentent coupables de se réjouir des défaites de l’armée russe alors que ça veut dire que des gens meurent. Vous les comprenez?
Non. En période de guerre, on ne se sent jamais coupables de la mort des ennemis. Les gens qui vous disent cela, je les crois à moitié. Peut-être qu’en Suisse, on peut se sentir coupable de se réjouir, parce que cette guerre ne se déroule pas sur le territoire suisse. Si c’était le cas, ils ne se sentiraient pas coupables de se réjouir des défaites de l’ennemi.
Mais doit-on céder au sentiment anti-russe ou doit-on lutter contre?
Ça dépend de la proximité de la guerre. Si elle est loin de chez nous, on va s’autoriser une ambivalence. Si les Russes nous attaquaient, notre position se radicaliserait encore plus.
Est-ce que notre humanité, que l’on peut perdre durant une guerre, est perdue à jamais?
Non. Après chaque guerre, il y a une renaissance. Par exemple, après celle de 14-18, il y a eu le pacifisme de Romain Rolland, la naissance du féminisme moderne…
Vos deux parents ont été déportés, vous y avez échappé de justesse. Votre père était Ukrainien. Vous vous reconnaissez dans ces enfants ukrainiens de Kiev et de Marioupol aujourd’hui?
Je me reconnais dans tous les enfants persécutés. Après la guerre de 39-45, je m’identifiais même à tous les persécutés du monde. C’est mon engagement personnel.
Quels effets les bombardements peuvent-ils avoir sur le développement de ces gamins?
Le fait qu’ils subissent des bombardements n’est pas forcément rédhibitoire pour leur développement. Je l’ai vu au Liban: les enfants qui vivent avec une famille sécurisante, avec un groupe sécurisant, ne sont pas stressés par les explosions ou les alertes.
Comment vont-ils s’en sortir, ces enfants persécutés?
Ça va dépendre de la structure familiale, sociale et culturelle. Si la famille est morte pendant la guerre, il faudra trouver un substitut familial ou une institution. Après-guerre, en France, il y avait presque 300’000 orphelins. Ils ont été entourés par des institutions juives, communistes et catholiques. La plupart de ces enfants ont repris une bonne évolution.
Concrètement, que doivent mettre en place les pays d’accueil?
Eh bien, il faut leur offrir un substitut familial, avec des familles d’accueil, des institutions. Il faut aussi donner sens à leur malheur, avec des récits, avec des explications politiques, philosophiques, culturelles. Beaucoup de ces enfants vont avoir le désir de témoigner, d’écrire. Il faudra les y encourager. Si nous arrivons à faire tout cela, beaucoup reprendront un développement résilient. En revanche, si on les laisse seuls, quasiment aucun d’eux n’aura un développement résilient.
Quelle a été votre planche de salut à vous, qui avez perdu vos deux parents durant la deuxième guerre mondiale?
La rage de comprendre a fait que je me suis mis à lire comme un fou. Et puis, j’ai connu d’autres jeunes qui, comme moi, cherchaient à comprendre. J’ai aussi rencontré les Justes chrétiens qui m’ont donné une structure affective qui m’a permis, quand même, de limiter les dégâts. Sans parler de résilience, j’ai limité la casse.
Monsieur Cyrulnik, j’ai fait le tour de mes questions. Avez-vous quelque chose à ajouter à notre discussion?
Ben oui, forcément. On pourrait le faire, mais on arrêterait jamais de parler! (Rires)