Boris Cyrulnik redonne espoir
«Après le Covid, on peut choisir la renaissance»

Le célèbre psychiatre français Boris Cyrulnik voit trois chemins de sortie de crise: la répétition, la dictature ou la renaissance. Père de la résilience, il plaide pour cette dernière et nous appelle à laisser guérir nos blessures avant de reprendre le dialogue.
Publié: 20.02.2022 à 06:07 heures
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Dernière mise à jour: 21.02.2022 à 14:44 heures
«Croire au discours complotiste, c’est se soumettre à une doxa», assène Boris Cyrulnik.
Photo: Blaise Kormann
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Amit JuillardJournaliste Blick

Il décroche son téléphone fixe. La conversation sera courte. Cet extrait encore davantage: «Ah, vous voulez qu’on imagine l’après-Covid ensemble? On peut essayer. Le 14 février en visioconférence? Vous me faites parvenir un lien par mail?» Mon rendez-vous avec le célèbre neuropsychiatre français Boris Cyrulnik, 84 ans, était pris. Comptons 45 minutes d’interview.

Assis à son bureau dans sa vaste maison La Seyne-sur-Mer, à côté de Toulon, le père du concept de résilience, aura finalement déroulé le fil de sa pensée pendant 1h40 de l’autre côté de mon écran. Le temps de parler de la pandémie, de la vie, de la mort, des anti-vaccins, d’Eric Zemmour, de la peste, de Lisbonne et d’essayer de jouer les Nostradamus.

Essayiste aux 2,5 millions de livres vendus, rescapé de la Shoah, Boris Cyrulnik a le verbe haut, l’humain au cœur et l’humour subtil. Sa douceur combative est une arme contre la paresse intellectuelle. Alors, comment sortir au mieux de cette crise sanitaire?

Boris Cyrulnik, comment allez-vous aujourd’hui après deux ans de pandémie, de confinements, de déconfinements, de reconfinements, de manifestations anti-vaccins?
Je vais vite et bien, malgré le temps maussade ici à Toulon. Je n’ai jamais vécu une vie aussi saine et régulière que pendant le confinement. Je me levais tôt, je travaillais bien, je n’étais pas dérangé par les voyages et les visites… Et, le soir, j’allais faire une heure de sport. Mais je fais partie des privilégiés. Ceux qui vivent dans de petits logements en hyperdensité ont, eux, mal vécu cette période.

Justement. Quand on parle de confinement, on se disait qu’on aurait du temps pour prendre soin de nous, de notre esprit. Et là, on voit que certaines personnes ont au contraire grossi, on a consommé davantage d’alcool… On avait du temps pour lire, mais on s’est abreuvé de réseaux sociaux. Que s’est-il passé?
La minorité de protégés dont je fais partie a profité du confinement pour mener une vie saine, moins boire, moins aller au restaurant. Mais la majorité a beaucoup souffert. Le premier symptôme de désorganisation psychologique à cause du confinement a été que, en 48 heures, la ligne téléphonique française pour signaler les violences familiales a été débordée. Et puis, il y a eu l’insomnie, l’angoisse, la sédentarité face aux écrans, l’obésité, la rumination. Ce qui explique, comme je l’avais prédit dès le début, que le confinement, qui est une protection physique, est une grave agression psychique. L’Autre est nécessaire à notre développement. Ce qui ne veut pas dire que c’est facile. Sans l’Autre, mon cerveau s’atrophie. Mais avec l’Autre, je me dispute…

On a vu un peu des deux…
C’est la condition humaine! On n’est souvent pas d’accord, on n’a pas la même conception de l’existence, on ne vit pas avec les mêmes rythmes biologiques et on se dispute. L’Autre, c’est l’enfer. Sans l’Autre, c’est la mort. Choisissez! (Rires)

Ne nous fâchons pas tout de suite. Nous reviendrons sur les disputes plus tard. Alors que la Suisse vient de lever la quasi-totalité de ses mesures anti-Covid, parlons sortie de crise. Comment la négocier au mieux alors que les inégalités sociales ont encore grandi? A Genève, l’une des villes les plus riches du monde, des gens ont fait la file pour aller chercher à manger…
Les inégalités sociales sont un problème pour la sortie de crise et de la pandémie. Celles-ci étaient graves avant le virus et ce sont encore aggravées avec le virus. Les gens riches sont follement plus riches et les pauvres follement plus pauvres. Au sortir de cette pandémie, trois chemins s’offrent à nous, dont deux sont périlleux.

Lesquels?
Le premier, c’est de ne pas retourner vers l’hyperconsommation. Il y a déjà des industriels qui appellent à mettre les bouchées doubles et à rattraper le retard. En faisant cela, ils vont créer les conditions pour une nouvelle pandémie.

Comment?
L’hyperconsommation implique que l’être humain empiète sur le monde naturel — où il y a des coronavirus — et provoque une hypercirculation des biens et des personnes. Avec ces deux ingrédients, nous entrerons dans le siècle des coronavirus comme il y a eu le siècle des pestes. Ne pas tomber là-dedans, c’est la première condition à une sortie de crise maîtrisée. Parce que si on détruit notre environnement, si on contamine les eaux, si on maltraite ainsi les animaux, on va les rendre malades et mourir avec eux. Tout ça est déjà en chantier. C’est le problème écologique.

Il y a aussi le problème social, que vous abordiez tout à l’heure…
Oui, c’est le deuxième paramètre auquel il faudra faire attention. Les inégalités sont un facteur de déflagration sociale. Et chaque fois qu’il y a un clivage dans la société, avec une minorité de nantis et une majorité de survivants qui fait ce qu’elle peut pour manger le soir et arriver à la fin du mois, apparaît un sauveur.

Un sauveur?
Quelqu’un qui dit: «Je sais d’où vient le mal» en pointant vers le Juif, l’Arabe, l’étranger, les blondes, les rousses, peu importe. Il rassemble autour de lui les laissés-pour-compte et déclenche le phénomène du bouc émissaire qui ne fait qu’ajouter du malheur au malheur. Or, depuis les épidémies de peste — la peste justinienne, la peste athénienne, la peste bubonique de 1348, la peste de 1720 —, ça a été le cas à chaque fois. On soutient ce sauveur parce qu’on aspire à un sauveur, qui nous escroque et impose sa loi pendant une, deux, voire trois générations. Jusqu’au moment où il tombe à son tour sans rien avoir réglé.

Vous le nommez sans le nommer: Eric Zemmour. L’extrême droite est en plein boom, en France comme ailleurs. Comment faire pour résister à la tentation de voter pour ce sauveur-là?
Eh ben oui, je ne sais pas comment vous avez fait pour deviner que je parlais de lui… (rires)

Quand on est pauvre, il faut être malin, me disait mon grand-père… Plus sérieusement, lorsqu’on est dans le malheur et en colère, comment résister à la tentation Eric Zemmour?
Lorsqu’on est dans un courant de malheur, de difficultés et d’inégalités sociales, la tendance naturelle est de se laisser entraîner par un récit public simple qu’on accepte sans jugement. Un récit qui explique ce malheur et désigne celui par qui il arrive. Un récit qui donne une conduite à tenir. Et en plus, si on manifeste tous ensemble, c’est gai et fort. On a un sentiment d’appartenance, ce qui donne un sentiment de force. Dans la Roumanie de Gheorge Gheorghiu-Dej, je l’ai vu de mes propres yeux. Le conformisme est l’arme la plus efficace de la dictature. Pour y faire face, il faut déclencher des mouvements de ce que Hannah Arendt appelait «les libertés intérieures».

Vous nous donnez le mode d’emploi?
En clair, pour Hannah Arendt, il faut garder un degré de liberté intérieure, d’esprit critique, même dans le malheur le plus extrême. Elle a été haïe par ses proches pour avoir reconnu qu’il y a eu des Juifs qui ont collaboré avec la Gestapo dans les ghettos. Ses proches étaient tellement persécutés qu’ils avaient besoin d’une vision simple et claire du monde. Avec les gentils Juifs d’un côté et les méchants Allemands de l’autre. C’est clair, mais c’est abusivement clair. Les Juifs étaient presque tous innocents mais il y avait des Juifs qui collaboraient.

Mais très concrètement, que faire?
Il faut écouter, juger, critiquer et proposer. Comme on le fait en science. En science, on fait une hypothèse et on la soumet au tribunal de la vérification. Ce tâtonnement-là angoisse les gens déjà anxieux. On l’a vu avec la pandémie quand les gens critiquaient les scientifiques qui se contredisaient. Mais la contradiction fait partie de la démarche scientifique. Les gens anxieux, malheureux ou paresseux intellectuellement veulent qu’on leur donne une vérité simple. Ce sont des proies pour les gourous et les partis extrêmes. A la fin des régimes totalitaires, des philosophes, des artistes ou des écrivains, en présentant d’autres mondes, ont semé le doute. C’est ainsi qu’on a pu déclencher un processus de résilience.

Pourtant, les coronasceptiques et les antivax ont l’impression de faire preuve de sens critique…
C’est ce qu’ils disent est c’est la preuve qu’ils ont perdu tout sens critique. Parce qu’ils se considèrent comme des résistants. Dans ce cas, les gens qui pensent que la terre est plate sont aussi des résistants… Dire que le Covid existe pour que les laboratoires pharmaceutiques s’en mettent plein les poches, ce n’est pas de la résistance, c’est le contraire. C’est la soumission à un slogan dont on ne critique même pas l’origine. On se sent anxieux et malheureux et soudain un slogan nous dit que c’est le gouvernement qui ment. De croire cela, c’est se soumettre à une doxa.

Revenons à nos hypothèses de sortie de crise. Il doit bien y avoir une voie plus optimiste!
Il y a une troisième voie possible. Celle de la renaissance, qu’on peut aussi voir apparaître après des crises. Il faut tout repenser. C’est une évolution, pas une révolution. On se sert de ce qui fonctionnait bien avant, on critique ce qui fonctionnait mal, et on réforme. C’est ce qui s’est passé après le tremblement de terre de Lisbonne, par exemple. Après le tsunami qui s’était ensuivi en 1755, la ville avait été submergée et tout ce qui était en hauteur avait brûlé. Ils ont reconstruit la ville avec de grandes artères et des grandes places. Et, en même temps, ils ont fait une réforme sociale. Un nouveau contrat social.

L'essayiste français se montre aussi optimiste: «Nous avons vécu dans la peur du virus, maintenant nous allons vivre dans l’espoir.»
Photo: Blaise Kormann

A-t-on des exemples plus récents?
Ça a été le cas très souvent, comme après la guerre de 39-45, qui a permis une véritable révolution culturelle. Les femmes, qui avaient assuré le bon fonctionnement du pays, ont obtenu le droit de vote et une nouvelle condition. Chaque fois qu’il y a une catastrophe, il y a différentes possibilités d’évoluer. Répéter ce qu’on faisait avant, choisir un dictateur ou la renaissance.

Jouons les Nostradamus. Quel chemin va-t-on prendre? Et à quoi pourrait ressembler notre renaissance à nous?
Alors là, il faut qu’on se donne rendez-vous dans 50 ans pour en parler! Réfléchissons, rencontrons, inventons de nouveaux systèmes de formation et de relations et, dans ce cas-là, nous aurons une renaissance.

Parlons relations humaines, alors. On voit que ces deux ans de pandémie et sa campagne de vaccination ont laissé des traces et divisé la société. Comment renouer le dialogue?
Les anti-vaccins ne mettent pas en doute leurs croyances. L’épistémologue Thomas Kuhn disait que, quand les gens ont des certitudes comme celles-là, ce n’est pas la peine de parler avec eux, il suffit d’attendre qu’ils meurent. Il ne faut pas argumenter contre. Si on argumente contre, on ne fait que renforcer leurs mécanismes de défense. Ils vont contre-argumenter. Chacun va renforcer sa position inconciliable. Donc il faut calmer, apaiser et mettre en place un autre processus philosophique, scientifique et artistique. Je pense qu’il faut calmer le jeu, sortir du virus, mettre en place des lieux de paroles philosophiques, scientifiques et des lieux de création artistique.

Des familles se sont déchirées. Des frères et sœurs ne se causent plus. Comment faire pour reprendre contact?
Quand une jambe est cassée, on ne demande pas au blessé de courir. On dit plutôt: «Ne bougez pas, guérissez». On se remettra à parler plus tard. Là, maintenant, les positions clivées sont prises. Le virus va probablement s’éteindre. Et le dialogue finira par reprendre. Ces ruptures ont toujours existé en temps d’épidémie. Il y a une très belle exposition à Marseille actuellement sur la peste de 1720. A l’époque, en plein massacre, alors qu’on jetait les corps par la fenêtre, il y avait déjà des jeunes gens qui rentraient dans les maisons, vidaient les caves, faisaient la fête en disant que tout ça n’existait pas.

Et ce n’est pas pour autant qu’on ne s’est plus jamais parlé… Au début de la crise, vous postuliez que notre société allait ressortir plus humaine et plus respectueuse. Aujourd’hui, est-ce que l’humanité a échoué?
Non. A la fin d’une crise sanitaire, c’est toujours la même chose. Une partie de la population est morte, une partie est ruinée, une partie est dans le déni et une autre partie s’est trouvé un sauveur. C’est ça, le bilan d’une catastrophe.

Qu’est-ce que cette crise nous aura apporté de bon?
On va le savoir au travers des réformes qui seront prises. S’il y a un nouveau contrat social, la crise nous aura apporté quelque chose, comme le tsunami de 1755 à Lisbonne.

Ça fait du bien de vous entendre positiver un peu, quand même!
(Il sourit) Reparlons-en dans 50 ans.

Sommes-nous prêts à vivre l’après? A refaire la fête comme avant, à se revoir… Ou va-t-on continuer de vivre dans la peur?
Nous avons vécu dans la peur, maintenant nous allons vivre dans l’espoir. C’est-à-dire en profiter pour inventer une nouvelle société. Les gens ne demandent que ça.

«Avec la pandémie et la longévité, peut-être que la mort va prendre une nouvelle signification», prédit le neuropsychiatre.
Photo: Blaise Kormann

Beaucoup s’inquiètent pour les jeunes «sacrifiés pour sauver les plus âgés». Mais il semblerait quand même que jeunesse a pu se faire. La fin de la pandémie, c’est la fin de grandes fêtes populaires ou le retour des nuits de débauches, celles qui font du bien de temps en temps?
Je pense que les jeunes ont déjà inventé de nouvelles manières de faire la fête. Ça va être difficile de les en empêcher! Leur boulot, c’est de faire la fête. C’est un métier! (rires) Je pense que ça va se remettre en place parce que c’est là où les jeunes apprennent à se socialiser. Ce qu’il faudra changer, ce sont les conditions éducatives et les conditions de professionnalisation. Il faudra encadrer et s’associer avec les écoles privées pour trouver un moyen de récupérer les adolescents qui ont décroché. Dans les années qui viennent, on a intérêt à avoir des gouvernements philosophes parce qu’il va y avoir des discussions nécessaires, passionnantes. Mais n’oublions pas que celui qui dit avoir trouvé la vérité est dangereux.

En parlant de danger… La pandémie a mis en évidence une certaine non-acceptation de la mort dans nos sociétés occidentales. Comment en est-on arrivé là?
La signification de la mort change depuis que l’être humain est sur terre. Il y a eu l’apparition des sépultures: le corps est là, mais on devine que l’âme vit ailleurs. En période de guerre, la mort était glorieuse, et parfois même souhaitée. C’était accepté de mourir au travail, aussi. Quand j’étais médecin au chantier naval de La Seyne-sur-Mer, les ouvriers mouraient. C’était le destin d’un homme de mourir à la guerre ou au fond d’une mine alors que celui des femmes était de mourir en couche. Et jusqu’à la fin de 19e, un enfant sur deux mourait dans la première année. La mort était acceptée. On héroïsait les hommes dans la violence, les femmes dans la maternité.

Que veut dire la mort, pour nous, aujourd’hui?
Avec la pandémie et la longévité, peut-être que la mort va prendre une nouvelle signification. Nous allons prendre l’habitude de la préparer. Si moi, en tant qu’enfant, je fais ce qu’il faut pour que ma mère ou mon père meure dans la dignité, j’aurai fait mon boulot. A ce moment-là, plus de sentiment de perte, j’ai fait ce qu’il fallait. J’ai aidé mes parents à bien vivre et à bien mourir. On n’aura pas un sentiment de perte mais un chagrin et un sentiment de devoir accompli.

Pour les jeunes, comme moi, qui ont très peur de la mort, c’est quoi la solution?
Je ne suis pas sûr qu’il faille combattre la peur de la mort. Parce que c’est la mort qui donne du sens à la vie. Et c’est l’angoisse qui contraint à la créativité. Quand on est enfant, on fait un dessin. Quand on est adolescent, on fait du sport. Quand on est adulte, on travaille ou on s’engage pour les autres. Donc on tire beaucoup de bénéfices de l’angoisse de la mort parce qu’on est contraint à la relation et à la créativité. Il faut créer du lien, s’occuper les uns des autres. On ne peut pas vivre sans autres. Une personne âgée sans altérité se laisse glisser à la mort en arrêtant de boire et de manger. Mais ces morts de déshydratation sont des morts par carence relationnelle. Donc merci l’angoisse, à condition de pouvoir la transformer en créativité ou en relation.

En parlant d’angoisse… On a parfois l’impression que tout est pire qu’avant et qu’on ne va pas vers le mieux.
Ce n’est pas pire qu’avant. Il faut lire la condition des gens jusqu’aux années 1960. Le bien-être des jeunes n’a que deux générations. Il faut remettre les choses en perspective.

Terminons sur cette note positive. Merci, Boris Cyrulnik. A bientôt, prenez soin de vous.
Vous aussi, bonne Suisse…! (Il sourit) Et embrassez toutes les Suissesses pour moi.

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