L’accusation est facile. Vue du continent, et en particulier vue de France, ce pays toujours présidé par le très pro-européen Emmanuel Macron, la victoire écrasante du parti travailliste aux élections législatives du 4 juillet est d’abord la conséquence de l’interminable chaos du Brexit.
L’argument est connu, et on continue de l’entendre souvent à Bruxelles, Paris ou Berlin: les électeurs britanniques ont été dupés lors de la campagne du référendum qui s’est soldé, le 23 juin 2016, par la victoire du Brexit à 52% des voix. Ce serait ce mensonge, accru par le cynisme de Boris Johnson et l’incompétence de la très brève Premier ministre Lizz Truss, qui a plongé le pays dans une impasse dont le Labour doit maintenant le sortir.
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Le problème dans ce raisonnement est qu’il ne tient pas compte de nombreux autres facteurs auxquels les Tories, le Parti conservateur britannique, doivent aujourd’hui leur défaite cinglante, puisque leurs opposants obtiennent au moins 410 députés à l’issue du scrutin, loin devant la majorité absolue de 326 sièges à la Chambre des communes.
Le premier facteur explicatif de la victoire de Keir Starmer, 61 ans, chef de file des travaillistes, est l’usure du pouvoir. Quatorze années de domination sans partage des conservateurs au Parlement de Westminster ont conduit, comme cela arrive partout dans nos démocraties, au délitement des «Tories», empêtrés dans leurs luttes intestines et dans leurs surenchères. On ne dira par ailleurs jamais assez combien le travail de sape du populiste Boris Johnson, Premier ministre de 2019 à 2022, forcé de quitter le pouvoir en raison de l’accumulation des scandales liés à sa gestion de la crise du Covid, a transformé le Parti conservateur en une jungle d’ego surdimensionnés à son image. Faire confiance à ce club rétrograde de dirigeants coupés du peuple devenait impossible pour de nombreux électeurs du centre.
Le souvenir du «New Labour»
La deuxième explication de la victoire travailliste est le souvenir de l’élan qui fut, jadis, celui du «New Labour» de Tony Blair, Premier ministre de 1997 à 2007. Le «New Labour», balayé suite au désastre de l’intervention militaire britannique en Irak aux côtés des États-Unis, avait insufflé un message de modernité dans un pays qui se projetait encore de manière optimisme dans l’avenir et sur un continent en paix. L’avocat Keir Starmer, qui fera son entrée ce vendredi au 10 Downing Street, peut-il être le nouveau Blair? Sans doute pas. Le monde a changé. La guerre en Ukraine est aux postes de l’Europe. L’argent des oligarques russes ne coule plus à flot sur Londres. Reste une conviction: le Labour va, au moins, s’occuper des Britanniques, et panser les plaies des gouvernements conservateurs successifs aux mains des élites financières et aristocratiques.
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Troisième raison de ne pas accuser le Brexit: la preuve n’est toujours pas faite, dans les urnes, que le référendum de juin 2016 fut une escroquerie politique, comme l’affirment tous ceux qui rêveraient d’un retour du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne. Le parti travailliste s’est d’ailleurs bien gardé de trop tendre la main à Bruxelles. Il ne propose pas d’inflexion majeure par rapport à la trajectoire imprimée par les Tories, en particulier sur l’idée du «Take back Control», la défense des frontières et le contrôle de l’immigration. L’orthodoxie budgétaire sera au rendez-vous a promis le Labour, conscient que le pays est sous l’observation des marchés financiers.
Délitement politique
La vérité est que le délitement politique du pays a été accéléré par le divorce avec l’UE, et vice versa. Mais aucune remontée visible et tangible de la popularité de l’Union n’a été constatée depuis le vote de 2016. Au contraire: les tensions géopolitiques conduisent davantage Londres à regarder vers Washington et les alliances militaires autour des États-Unis, comme l’AUKUS avec l’Australie. Même le retour possible de Donald Trump n’a pas poussé les Britanniques à vouloir réintégrer les 27, chahutés par les défis sécuritaires, migratoires et économiques.
Le quatrième facteur qui doit conduire à nuancer l’impact du Brexit dans cette alternance politique est la montée structurelle, comme dans le reste de l’Europe, d’une extrême droite souverainiste. Même s’il n’obtient que quatre députés, le parti Reform UK du «brexiteur en chef» Nigel Farage se profile comme un possible acteur de premier plan l’élection générale de 2029. Après l’annonce des résultats, il a salué le début d’une «révolte contre l’establishment». Avec lui, le Trumpisme a franchi l’Atlantique.
Divorce mal géré
Arrêtons d’accuser le Brexit de tous les maux britanniques ! Le divorce avec l’UE était peut-être insensé et sûrement dommageable des deux côtés du Channel. Il a été mal géré, et ses conséquences socio-économiques ont été sous-estimées par des dirigeants conservateurs trop idéologues pour être réalistes. Mais la preuve n’est pas faite, loin s’en faut, que cette séparation aux forceps ne retrouverait pas dans les urnes une courte majorité en cas de second référendum. Lequel n’est, de toute façon, pas du tout à l’agenda du nouveau cabinet de Keir Starmer.